La crise du PS provient d’une absence de perspectives intellectuelles

Le Figaro, Lundi 7 septembre 2009

Le philosophe analyse la situation au Parti socialiste aux prises avec les questions des primaires et du non-cumul des mandats. Plus largement, il s’interroge sur la crise de la social-démocratie en Europe.

.

Le Figaro – Le PS vient de se convertir à l’idée de primaires ouvertes pour désigner son candidat à la présidentielle. Quelles peuvent être les conséquences d’une telle procédure?

Marcel Gauchet – Il est impossible de dire ce qu’une procédure, qui n’a jamais été utilisée en France, va donner. On ne sait pas comment la société va réagir. En particulier le fameux « peuple de gauche », dont ne sait pas trop en quoi il consiste. Est-ce qu’il va se mobiliser ? Combien de gens vont effectivement participer à ces primaires ? Combien de gens vont effectivement participer à ces primaires ? C’est le point crucial. Une faible participation, concentrée dans les cercles militants et apparentés, peut favoriser la gauche du parti. À l’inverse, une participation très large peut provoquer une évolution vers le centre. Mais il y a d’autres inconnues, une en particulier : comment la présélection va-t-elle se faire ? Il y a tant de candidats putatifs dans ce parti ! Une des arrière-pensées des caciques qui se résolvent à cette procédure est qu’ils auront la maîtrise de la présélection.

Ce lien direct entre le représentant et les électeurs de base peut-il changer la vie politique ?

Je ne le crois pas. Sauf à supposer des effets plébiscitaires massifs. C’est un peu ce qu’on a vu avec Ségolène Royal en 2007. A priori, elle était très bien partie. Elle jouissait de la faveur de l’opinion contre les caciques de son parti, ce qui l’a mise dans une position forte. Mais cela ne se passe pas toujours comme cela. Si vous avez trois ou quatre candidats séparés par une faible marge, en quoi le leadership de la personne qui va émerger sera-t-il indiscutable ? Regardez ce qui s’est passé en Italie où la procédure des primaires a fonctionné. On ne peut pas dire qu’elle a donné à Romano Prodi ou à Walter Veltroni une grande autorité. On dit que cette procédure va régler le problème du leadership à l’intérieur du PS. Ce n’est pas sûr : on peut même recueillir 80% des voix et ne jouir d’aucun leadership à titre personnel. C’est un talent qui ne s’apprend pas à l’ENA. Aucun des dirigeants actuels du PS, quelles que soient leurs qualités par ailleurs, ne possède la fibre d’un authentique leader. C’est là qu’est le problème. De ce point de vue les primaires ne régleront rien…

Comment expliquer l’irruption de cette idée? Est-ce lié à la crise du PS ou, plus profondément, à une aspiration de la société à plus de démocratie participative?

Les deux. Le contenu idéologique du PS s’est affaissé. Du coup, on ne voit plus que les ambitions : cela crée une situation ingérable dont les effets d’images sont désastreux. D’où l’idée de recourir à un arbitrage incontestable. D’autre part, à gauche, mais aussi au-delà, tout ce qui ressemble à une participation très large des citoyens recueille un assentiment de principe. Cette faveur me paraît en partie illusoire. On cherche à résoudre par des procédures des questions de fond. Comme si elles pouvaient remédier à ce qui est une absence de perspectives intellectuelles …

L’autre annonce de l’université d’été du PS concerne le non-cumul des mandats, que les socialistes veulent s’imposer à eux-mêmes. Que pensez-vous de ce sujet?

La politique est un métier et la base de ce métier est fournie par des mandats locaux, dotés d’une plus grande inertie que les mandats nationaux. Si le PS est un parti de «cumulards », comme les autres d’ailleurs, c’est qu’il est très ancré localement. Des élus qui ont deux ou trois mandats ont forcément un emploi du temps impossible. Ils passent en coup de vent à l’Assemblée nationale, ou au Sénat. Et ils n’ont pas beaucoup le temps de réfléchir, de manière générale. Il ne faut pas leur demander de se passionner pour l’élaboration d’un programme. L’opinion publique est légitimement choquée par le fait qu’ils ne font pas ce pourquoi ils sont élus : participer au travail législatif et à la délibération sur les choix collectifs. Le non-cumul des mandats va-t-il changer quelque chose à cette situation? J’en doute. Un député qui n’est que député n’en continuera pas moins à s’occuper en priorité de sa réélection et donc de l’entretien de sa circonscription et de ses électeurs. En outre, il faut s’interroger sur les raisons de fond de cette situation. Si ce système de cumul a une telle force, cela tient au rôle de l’État en France et à la nécessité de médiateurs entre le centre et la périphérie.

C’est-à-dire…

Les populations sont très contentes, en fait, localement, d’avoir sous la main un député maire ou un sénateur maire bien introduit dans la capitale et en position de force, grâce à sa légitimité locale, pour négocier avec l’Etat. On ne peut traiter sérieusement du cumul des mandats sans prendre en compte cette réalité. Si l’on voulait supprimer le principe du cumul, il faudrait aller plus loin dans la décentralisation. Dans le cadre d’une autonomie régionale poussée, l’État ne serait plus dans cette position dominante et la situation des élus en serait changée, à tous les niveaux.

Le fait que beaucoup de socialistes cumulent des mandats contribue-t-il à la paralysie de sa réflexion en faisant passer la sauvegarde des intérêts locaux avant la réflexion sur la doctrine?

C’est plus compliqué. Le PS me paraît déchiré entre deux orientations de fond. Il oscille entre la tentation d’aller vers la « gauche de la gauche » et celle d’aller vers le centre. Ce tiraillement est géré par le décalage entre le local et le national. Le PS présente des profils très différents, selon les lieux. La même personne peut gérer avec le centre localement et refuser avec énergie l’alliance avec le Modem nationalement. C’est objectivement un parti de centre gauche auquel son héritage et la tradition française rendent difficile de s’assumer comme tel.

C’est donc l’identité du parti qui est en question.

Dans la politique, aujourd’hui, l’élément affectif et identitaire est devenu prépondérant. Tout autant que la personnalisation. La politique est de plus en plus sentimentale. Un leader national, surtout à gauche, se doit d’incarner à la fois une tradition historique et une orientation collective. Un des drames du PS est qu’il est dépourvu de personnalités « incarnatrices ».

Cette incapacité ne profite-t-elle pas à l’extrême gauche?

Bien sût, et d’autant plus que l’extrême gauche n’est plus aujourd’hui qu’identitaire et affective. Il faut même ajouter qu’elle est principalement médiatique. Olivier Besancenot est le meilleur homme politique de la télé, après Nicolas Sarkozy.

Comment expliquez-vous la place prise par la violence dans le débat politique, violence sociale dans les conflits d’entreprise, mais aussi violence intellectuelle avec des idéologues virulents?

La radicalité idéologique est un phénomène structurel en France. Rien de nouveau à cet égard. Simplement elle a changé de porte-parole. Le ministère de l’Intérieur a assuré la promotion de Julien Coupat et Alain Badiou, qui n’était connu que dans le milieu intellectuel, est devenu une vedette. Ne prenons pas la rotation du personnel pour un changement de fond. Quant à la violence sociale, il ne faut pas en exagérer les proportions. Elle est plus spectaculaire que réelle. C’est une violence de désespoir, en l’absence de tout relais politique plausible, devant une crise angoissante. Remarquez qu’elle est souvent une violence de pression, destinée à obtenir de meilleures indemnités de licenciement. Le contraire d’une violence révolutionnaire, qui est une violence d’espoir, portée par la foi dans une solution qu’on sent à portée de la main.

Est-ce pour cela que la social-démocratie profite si peu de la crise?

C’est le fond de la question. Nous sommes témoins d’une sorte d’affaissement historique de la social-démocratie en Europe. Pour comprendre ce phénomène, il faut remonter loin en amont. La social-démocratie, qui était la version douce de la révolution sociale, avait tout de même pour but la transformation radicale de la société. Avec l’écroulement de l’idée de révolution, et ses effets atomiques sur les Partis communistes, on a pu penser que l’heure de la social-démocratie était venue. En réalité, l’épuisement de l’idée révolutionnaire l’a rattrapée petit à petit. Elle n’a plus de programme. Mais le mal va encore plus profond. Il touche les valeurs et la morale dans lesquelles s’ancrait l’idée socialiste. Le refus de l’appât du gain, le désintéressement, l’aspiration au partage sont remis en cause par l’évolution de nos sociétés, qui consacre les valeurs d’accomplissement individuel. Si la légitimité des sociaux-démocrates subsiste pour protester contre les inégalités les plus choquantes, elle devient problématique quand il s’agit de définir une alternative. Les socialistes sont d’autant moins crédibles qu’ils sont pris par l’air du temps, et que leur politique encourage l’individualisme ambiant. Leur seule idée est de distribuer de nouveaux droits. Mais ce n’est pas de cette façon que l’on peut instaurer la justice sociale. Une société juste ne saurait naître d’une addition de droits.

L’écologie peut-elle tenir lieu de nouvelle morale à un PS désorienté?

La question dépasse de loin le PS, parce que la crise écologique concerne tout le monde. Il est tentant de penser que l’écologisme fournit un projet d’une société de substitution, en réhabilitant de surcroît une morale de la sobriété et de l’autocontrôle. Vues de près, les choses sont plus mêlées, car la motivation qui pousse vers la cause écologique est d’abord utilitaire. Elle procède du souci de survie plus que d’un idéal éthique. Et par ailleurs, elle est à la recherche de compromis qui éviteront d’avoir à trop changer. C’est ce qu’expriment les oxymores ambiants: je pense en particulier à celui du « développement durable », qui nous promet le développement sans ses conséquences. En réalité, le passage à la société écologique, qui sera peut-être nécessaire, risque d’être douloureux, car il va à contre-courant de toutes les tendances de la société actuelle.

Propos recueillis par Nicolas Barotte, Etienne de Montety et Paul-François Paoli

Laisser un commentaire

Archivé dans la catégorie :

Non classé

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *