Religion et politique aujourd’hui

Extraits du forum de discussion, Nouvelobs.com.

Monsieur Gauchet, certains vous disent de gauche, d’autres de droite. D’après vous, qu’est-ce qui vous vaut ces étiquettes contradictoires ? Où vous situez-vous vous-même ?

Avant d’être engagé, j’essaie d’être indépendant et, dans la mesure où je le peux, intelligent. Cela vous amène fatalement à dire des choses déplaisantes tantôt pour la droite, tantôt pour la gauche. Et pour les militants, si vous tenez des propos gênants, vous ne pouvez être que du camp d’en face. En ce qui me concerne, je me définis comme « philosophiquement socialiste ». Cela veut dire que je ne me sens pas obligé de m’aligner systématiquement sur les représentants politiques dudit socialisme. Leur socialisme ne ressemble pas forcément au mien. Mais par ailleurs, j’entends être un démocrate conséquent. Aussi je refuse tout sectarisme. S’il y a une gauche, c’est qu’il y a une droite, et elle a le droit d’exister. Je discute aussi bien avec la droite qu’avec la gauche.

Vous avez été longtemps marginalisé au sein de l’intelligentsia française, du fait de votre critique du marxisme. Mais voilà que depuis quelques années, on vous met à votre vraie place, l’une des premières. A quoi attribuez-vous votre gain d’audience ?

A l’âge ! Lorsque vous écrivez des choses un peu difficiles, elles mettent du temps à entrer dans la circulation. Il faut être patient. Et puis il y a, vous avez raison, le changement de climat politique, et puis encore la lente relève des générations. La société française est très conservatrice et fait lentement place aux nouveaux venus, hors des phénomènes de mode. Dans ce pays, pour être candidat à la présidence de la République, il faut avoir atteint l’âge de la retraite! Je suis d’ailleurs inquiet pour les générations qui suivent. Je vois qu’elles ont et qu’elles auront beaucoup de mal à se faire reconnaître.

Chirac s’est opposé, parmi d’autres, à ce que la mention des origines chrétiennes de l’Europe soit inscrite dans le projet de constitution européenne. il aurait déclaré à Ph. de Villiers, qui le rapporte dans un livre, que les racines de la France sont autant musulmanes que chrétiennes. Etes-vous d’accord ?

Je m’attends à tout de Chirac, mais j’ai quand même du mal à croire ce que nous rapporte Villiers. Même si il y a un rôle de l’Islam aux origines de l’Europe, il me semble tout de même moins important que le rôle du christianisme et je crois que tout le monde est capable de s’en apercevoir par ses propres moyens.

Quant à la bonne formule qu’il eût fallu employer éventuellement dans la constitution européenne, c’est une autre affaire. Il aurait fallu mentionner par exemple les Lumières au même titre que le christianisme. C’est le conflit autour du christianisme, pour et contre, qui a fait l’Europe telle que nous la connaissons.

Que pensez-vous de la célèbre phrase prêtée à Malraux : « le 21 ème siècle sera religieux ou ne sera pas » ?

Il est déjà là et il n’a pas l’air tellement plus religieux que celui d’avant. Je crois que le XXIe siècle sera sûrement un siècle où l’on parlera beaucoup de religion, mais cela n’en fera pas nécessairement un siècle religieux. Je tends même à penser le contraire. Ce qui fait qu’il y a tant de bruit et de fureur autour de la religion, c’est que, au travers de la mondialisation, la sortie de la religion entamée en Europe et qui s’accélère en Europe, atteint le reste du monde, lequel reste du monde demeurait, lui, religieux. La secousse est formidable et les chocs en retour sont à la hauteur. La prophétie de Malraux a les apparences pour elle, mais seulement les apparences.

Que pensez-vous d’Alain Finkielkraut ? Ses propos dans Haaretz n’ont ils pas décrédibilisé complètement le personnage si ce n’était déjà fait ?

J’ai beaucoup d’amitié pour Alain Finkielkraut, bien que je sois très souvent en profond désaccord avec lui. J’apprécie son indépendance et son courage. Son analyse de la crise des banlieues me semble fausse, mais si vous vous reportez à l’original de son entretien à Haaretz tel qu’on pouvait le trouver sur internet, il n’a aucunement le côté insoutenable des propos que lui a fait tenir le monde. Il a été victime d’une manipulation, après avoir été très imprudent, comme il l’est souvent, mais c’est la rançon de la sincérité. Nous avons besoin d’interlocuteurs et de contradicteurs de bonne foi. Je suis sûr de la bonne foi de Finkielkraut. Après cela, discutons tranquillement de ses prises de position. On peut discuter avec lui. Pour le reste, je ne crois personne sur parole, et à ce titre je n’aime pas la catégorie de « crédibilité ».

Est-ce parce que l’Islam a 700 ans de retard sur les autres monothéismes qu’on assiste à tant de réactions primaires dans le monde musulman, après la publication de caricatures représentant Mahomet ?

Je crois qu’il ne faut surtout pas prendre les réactions aux caricatures au premier degré. Elles ont été un prétexte pour exprimer des choses qui n’ont pas grand chose à voir avec le contenu bien anodin des dites caricatures. Elles ont été une occasion de manipulation politique pour les uns, pour les autres elles ont été l’occasion de manifester un ressentiment à l’égard de l’occident dont les critiques à l’égard du Prophète sont le moindre aspect. Quant au « retard » de l’Islam, il n’est pas simplement chronologique. Ce n’est pas une question de temps. Et ce qui est en cause dans l’occident moderne, pas seulement pour l’islam, mais pour les autres religions et civilisations du monde ne se réduit pas au judéo-christianisme. La raison scientifique, la technique, l’économie, le capitalisme, l’industrie, la démocratie comptent sûrement davantage. Et le lien de tous ces éléments avec le monothéisme chrétien ou juif, vous me l’accorderez, n’est pas des plus évidents. Ce n’est pas à une guerre de religion que nous avons affaire, mais en fait à la déstabilisation que la sortie de la religion occidentale entraîne pour l’ensemble des autres traditions spirituelles et civilisationnelles.

Pourquoi dit-on de vous que vous êtes inclassable ? Comment vous définiriez-vous ?

Pour une raison très simple, c’est que je n’entre pas bien dans le classement des disciplines universitaires. Comme me le disait un libraire en se plaignant: « je ne sais pas où ranger vos livres! » En ce qui me concerne, je me vois tout simplement comme quelqu’un qui cherche à comprendre son temps. Cela suppose de mobiliser les moyens de disciplines assez différentes. Comment comprendre le présent sans passer par le passé? Il faut passer aussi bien pas l’analyse du mouvement de la société et la politique. Mais il faut se demander aussi ce qui se passe dans la tête des gens. J’essaie de combiner ces différentes approches, en les prenant chacune au sérieux, dans ce qui me paraît être l’unité de notre époque. Ce que j’ai du mal à comprendre, pour ma part, c’est la facilité avec laquelle tant de mes collègues se résignent à ne regarder qu’un tout petit bout des choses.

La fondation du Deux-mars, dont vous êtes proche, et peut-être membre, existe-t-elle toujours ? Elle semble en tout cas en perte de vitesse. Est-ce dû, selon vous, à la contre-performance de Chevènement en 2002 ?

J’ai en effet de bons amis à la fondation du 2 mars, bien que je n’en sois pas moi-même -je suis rétif aux appartenances. C’est vrai qu’elle n’a plus beaucoup d’activités et de visibilité. Je ne l’ai connue personnellement que dans sa deuxième phase, après la défaite de Chevènement, qui n’était pas, pour tout vous dire, mon candidat préféré. Sûrement est-il plus difficile de faire vivre une société de pensée qu’une organisation politique qui a des buts électoraux. C’est plutôt à cette difficulté que j’attribue son silence actuel. Mais ce dont je suis sûr, c’est que nous avons besoins de sociétés de pensée. Alors pourquoi la fondation du 2 mars ne trouverait-elle pas dans l’avenir toute sa place dans ce nouveau rôle? Je le souhaite.

Comme tout le monde, je vous demande, pour vous, c’est quoi la religion ?

Quelque chose dont je ne suis pas, d’abord. Mais que j’essaie de comprendre puisqu’elle a été l’essentiel pour la quasi totalité du genre humain jusqu’à nous. J’essaie de tenir les deux: comment pouvons-nous cesser d’être religieux et comment avons-nous pu l’être à ce point? Il faut échapper aussi bien à l’arrogance des athées, pour qui la religion ne peut être le signe que d’une faiblesse d’esprit, qu’à l’arrogance des croyants pour qui l’absence de foi ne peut être qu’une aberration.

Philippe de Villiers est parti en guerre contre l’islamisation de la France. Qu’en pensez-vous ?

Je ne crois pas qu’il y ait d’islamisation de la France. La présence de musulmans ne signifie pas la soumission de la société française dans son ensemble à une règle de foi dont je ne vois pas d’ailleurs qu’ils cherchent à l’imposer à ceux qui ne la partagent pas.

Au cours des interviews que vous avez donné vous ne semblez pas très inquiet du développement du fondamentalisme islamique, laissant entendre qu’il ne représente pas une véritable menace pour la démocratie libérale. Qu’en est-il?

En effet, je ne suis pas très inquiet. Je vois bien que le fondamentalisme peut faire beaucoup de dégâts, mais je ne le vois pas prendre le dessus. Il est une réaction à ce qui est le mouvement fondamental de notre monde, à mon sens, à savoir la mondialisation de la sortie de la religion. C’est cela, et de loin, qui domine dans l’histoire actuelle.

Monsieur Gauchet, êtes-vous désenchanté ?

Au sens fort du terme, à coup sûr. Je n’ai aucune propension à croire à la magie, à la sorcellerie, aux esprits et au reste. Mais par tempérament, il paraît que je serais plutôt un enthousiaste.

Monsieur Gauchet, on sait que vous êtes fils de cantonnier. Dans votre parcours scolaire et universitaire, avez-vous eu à subir une discrimination sociale ?

Honnêtement, non.

Sauf erreur de ma part, vous n’avez pas publié d’écrit à la suite de vos séminaires donnés à l’EHESS sur le thème des « religions séculières », est ce en projet?

Oui, mais vous savez que l’écriture prend beaucoup de temps. Je suis très lent, en plus.

Considérez vous que la France colonisatrice en Algérie a insufflée l’idée de nation ?

En effet, la colonisation a contribué à implanter l’idée de nation chez les colonisés. D’où la décolonisation.

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