Badiou-Gauchet : duel au sommet à “Ce soir (ou jamais!)




Article de Mathieu Dejean publié sur lesinrocks.com le 18 octobre 2014

Ce vendredi 17 octobre les philosophes Marcel Gauchet et Alain Badiou étaient les invités de “Ce soir (ou jamais!)”, où ils ont débattu de leurs visions respectives de la démocratie, du capitalisme et des moyens de parvenir à une société plus juste. Un débat de haute tenue.

“Il paraît qu’ils offrent des bulles”, glisse un spectateur tout excité sur le plateau de Ce soir (ou jamais!), vendredi 17 octobre, alors qu’un barman s’approche de nous, deux coupes opaques d’un noir profond à la main. Cette rumeur tenace chez les fans de l’émission sur la nature du breuvage qui nous est distribué témoigne d’une certaine manière de la place singulière qu’occupe Ce soir (ou jamais!) dans le paysage audiovisuel. Là où les talk-shows traditionnels jouent le jeu de la transparence, et abusent même d’un éclairage tellement fort qu’il en devient aveuglant, l’émission de Frédéric Taddeï fait planer autour d’elle un mystère, et alimente chez ses téléspectateurs des fantasmes dignes de l’aura dandy de son présentateur. Elle dégage l’impression que, depuis les recoins sombres du plateau, peut encore surgir un invité en retard, que le fil des événements n’est pas prédéterminé, que la matière de la pensée qui s’y développe et des idées qui s’y expriment prend le contrôle du plateau. Peu de consignes sont d’ailleurs données aux personnes qui viennent assister à l’émission.

Une contre-programmation

En dépit des invités hypermédiatisés et attendus que Ce soir (ou jamais!) accueille parfois, comme Eric Zemmour et Jacques Attali la semaine dernière, l’émission laisse encore une place à l’imprévu. Le direct s’y prête naturellement, mais rien n’est fait non plus pour endiguer l’inopiné, qui est comme le dernier invité du plateau. “On peut me dire ce qu’on veut dans l’oreillette, une fois que je suis en direct, je suis comme le pilote d’un avion qui a décollé, je fais ce que je veux”, confiait Frédéric Taddeï la semaine dernière. C’est ce qui fait de Ce soir (ou jamais!) une contre-programmation pour téléspectateurs de droite comme de gauche : le clivage sur lequel elle se situe n’est pas politique, comme certains tendent à le croire, c’est celui qui sépare la norme de l’exceptionnel, la routine du décalage.

Ce vendredi 17 octobre, les deux invités principaux étaient les philosophes Marcel Gauchet et Alain Badiou, qui publient un ensemble de dialogues au titre léninien, Que faire ?. D’un côté le réformiste, directeur de la revue Le Débat, récemment qualifié de “militant de la réaction” par Edouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie, et de l’autre le révolutionnaire, ex-maoïste et militant fidèle de “l’idée communiste”. Que deux philosophes de leur qualité puissent débattre de manière quasi-ininterrompue pendant une heure est une performance assez singulière à la télévision. Comme nous le suggérait un spectateur, venu pour la première fois ce soir-là, à la sortie de l’émission: “Pour que des invités de cette trempe acceptent de venir, c’est que l’émission vaut le coup”.

Les réactions quasi-chimiques du spectacle des idées

A l’opposé des prises de bec stériles entre Eric Zemmour et Jacques Attali, tous deux poussés à l’autocaricature la semaine dernière (la Corée du nord avait été abondamment citée), les deux philosophes ont effectivement offert aux téléspectateurs un dialogue constructif sur l’état actuel de la démocratie, le capitalisme et les moyens de le “dépasser” pour Badiou, de le “civiliser” pour Gauchet. Frédéric Taddeï a mis ces deux artisans de la pensée face à l’actualité qui entrait en résonance avec leur ouvrage, en l’occurrence la réforme de l’assurance chômage. “Nous défaisons l’Etat social pour un gain dérisoire, c’est le problème de l’effondrement de la pensée démocratique des sociétés européennes”, a commenté Marcel Gauchet. Tandis qu’Alain Badiou interprète cet événement comme le symptôme d’un “retour à la normale de l’hégémonie capitaliste après la brève séquence des Trente Glorieuses”. Face au constat de “désarmement intellectuel” dans lequel se trouve la société selon Marcel Gauchet, Alain Badiou a appelé de ses vœux une critique positive du capitalisme : “Il faut redevenir communiste”, a-t-il asséné.

Soucieux de ne pas cantonner le débat à deux points de vue hostiles à différents niveaux au marché, Frédéric Taddeï, qui nous confiait la semaine dernière toujours penser “en termes de contradicitons”, a ensuite invité un troisième larron, l’économiste libéral David Thesmar, “pour mettre de l’huile sur le feu”. Le spectacle des idées à CSOJ produit en effet des réactions quasi-chimiques. “Alain Badiou voit un mystère en pleine lumière, et moi je vois un mystère d’une extraordinaire obscurité”, conclut Marcel Gauchet avant que l’émission ne passe du Manifeste du parti communiste de Marx à un autre bréviaire, le Kâmasûtra. “Ça change de Zemmour”, lâche un spectateur en sortant de l’émission.

Lien vers la page originale

Lien vers l’enregistrement vidéo complet de l’émission

Laisser un commentaire

Archivé dans la catégorie :

Vidéos et Sons

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *