Marcel Gauchet, entretien dans Le Point à l’occasion de la sortie du tome III de l’avènement de la démocratie

Marcel Gauchet face à la religion totalitaire
21 octobre 2010
Le Point

Dans « A l’épreuve des totalitarismes » (Gallimard), Marcel Gauchet montre comment la démocratie a réussi sa révolution là où nazisme et communisme ont échoué. Mais ce miracle a un prix : la politique est à jamais désenchantée.

Le Point : En traversant avec vous ce « court XXe siècle », on se dit que les hommes n’ont jamais aussi peu su l’Histoire qu’ils faisaient, comme s’ils avaient été animés par des forces cachées et névrotiques.

Marcel Gauchet : De très bons écrivains, par exemple Hermann Broch dans « Les somnambules », ont su mettre en scène cette inconscience des individus qui traversent l’Histoire sans rien comprendre à ce qui les environne, ni aux catastrophes qu’ils vont déclencher. Ce n’est pas une chose nouvelle, mais au XXe siècle cette dimension prend une importance supplémentaire, car c’est par excellence le moment de la volonté politique, des grands projets qui prétendent s’appuyer sur des sciences de l’histoire.

Cette ambition de construire des sociétés consciemment maîtrisées va aboutir à un résultat exactement inverse. Mais la reconstruction des démocraties occidentales ne se fera pas moins à tâtons que les radicalisations totalitaires. Que ce soit dans le sens terroriste ou humaniste, c’est la méconnaissance de ce qu’on fait qui prédomine. En somme, s’il y a une leçon à tirer de ce court XXe siècle, c’est que la politique est bien plus opaque qu’on ne le croyait et que nous n’en avons pas le début du commencement d’une science.

Mais ces « déments » dont vous parlez sont des enfants de la Raison. La psychologie des hommes a-telle été décisive ?

Il est certain que si le caporal Hitler était tombé sur un champ de bataille de la Somme ou si le séminaire où le jeune Staline a fait ses premières armes avait été plus accueillant, l’Histoire eût été très différente. Mais ce n’est pas pour autant la psychologie de ces individus d’exception qui a été déterminante. Ils n’ont été de grands acteurs que parce qu’ils avaient un sens très particulier des situations historiques et des ressorts qui font mouvoir les sociétés. Leur vrai talent, c’est leur anonymat. Comme le dit en substance Rauschning, « Hitler était un médium » : il avait le don d’évocation de forces qui passaient au travers de lui et dont il n’était que l’interprète.

L’étrangeté du phénomène totalitaire tient aussi au fait qu’il naît de la démocratie et accouchera d’une démocratie nouvelle.

Oui, ici, la démocratie est confrontée à des monstres qui sont ses propres créatures. La guerre des Athéniens et des Perses, c’est la rencontre de deux mondes qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre. Mais on ne comprend rien aux totalitarismes si on ne voit pas qu’ils s’enracinent dans l’univers démocratique et que leur ambition est à la fois de le détruire et de l’accomplir.

Venons-en au « pourquoi ». A la fin du tome précédent de votre réflexion, la démocratie semble sur les rails. Les Modernes ont enfin inventé un régime dans lequel les communautés humaines s’émancipent de la tradition pour se gouverner elles-mêmes. Or, en quelques années, cet acquis vole en éclats. Que s’est-il passé ?

De profondes déchirures sont apparues à l’intérieur de cette démocratie qui est parvenue à s’installer. Le système représentatif est en crise – la représentation représente mal. Ensuite, avec l’irruption de la lutte des classes au centre de l’espace public, il semble impossible d’assurer la cohérence du collectif. Enfin, l’accélération de l’Histoire suscite un sentiment de dépossession. On ne sait plus où elle va. D’où le développement de contestations radicales, à l’extrême gauche et à l’extrême droite, qui se présentent comme des remèdes à cette impuissance. La Guerre mondiale leur a ouvert le chemin du pouvoir. Sans la déflagration de 1914, le nationalisme radical et l’ultrarévolutionnarisme auraient pesé dans le paysage, mais ils n’auraient sans doute pas été en position de s’emparer des leviers de commande.

Au-delà des circonstances historiques, ce qui vous intéresse, c’est l’essence de ces régimes, leur moteur intime. Pour vous, la force dévastatrice de ces idéologies vient du fait que, sans le savoir, elles ont mobilisé l’affect religieux. En somme, on avait tort de croire la politique désenchantée.

Précisément. Si les choses se sont passées comme elles se sont passées, c’est qu’il y avait un réservoir d’énergie et de pensée qui commandait, pour une fraction très importante de la population, la lecture de la situation : l’héritage de la forme religieuse était à la fois omniprésent et inconscient. La religion dont il est question n’est pas la foi des personnes, mais un mode d’organisation millénaire des communautés humaines par un principe extérieur et supérieur qui les assure de leur cohérence. D’une formule très simple, c’est « l’Un par l’Autre » ou, pour le dire d’une manière plus complète, « l’union des hommes dans leur union à un pouvoir qui les unit à l’invisible ». Les sociétés européennes sont sorties de cette forme au début du XXe siècle, mais elles restent l’idéal à opposer au présent. Quand on imagine une autre société, c’est elle qui s’impose spontanément à l’esprit. La refaire devient un projet.
Les uns parlent de nation, les autres de révolution, mais avec ces outils modernes tous cherchent sans le savoir à reconstruire une unité de type religieux.

Ainsi aboutit-on à votre concept central de « religion séculière ». Pouvez-vous le définir plus précisément ?

Une religion séculière, c’est une « antireligion religieuse ». Antireligion parce que ces régimes se pensent dans un monde historique, postreligieux, qui ne doit plus rien aux sociétés traditionnelles. Néanmoins, cette antireligion est religieuse, parce que cette nouveauté est pénétrée de passé. Elle reste malgré elle sous l’emprise de l’ancienne vision de l’unité sacrale. D’où l’incroyable prétention de ces régimes à la vérité.

En somme, on fait du vieux avec du neuf, ou plutôt du vieux que l’on croit neuf ?

C’est ainsi qu’on fabrique deux types de monstres. Les uns se réclament du passé mais ils en sont très loin, les autres prétendent incarner l’avenir et sont totalement passéistes : face à des avant-gardistes rétrogrades se dressent des réactionnaires ultramodernes.

De fait, si ces régimes ont partie liée avec la modernité, c’est en particulier à travers le rôle déterminant qu’ils confèrent à l’Etat.
Les pouvoirs traditionnels étaient puissants sur le plan symbolique, mais ils avaient une faible prise réelle sur les sociétés qu’ils dominaient. Or, à l’inverse, le nouvel Etat qui émerge au début du XXe siècle possède une capacité de gestion à grande échelle. La Guerre mondiale va démontrer son efficacité. A partir de cet Etat moderne, les totalitarismes vont réinventer l’ancienne politique sacrale fondée sur un triple socle : l’Idée, le Chef, le Parti, c’est-à-dire la machine à embrasser la totalité sociale.
Pour vous, la parenté entre nazisme et communisme semble une affaire réglée…

Je ne dis pas qu’ils sont semblables, mais qu’ils appartiennent à la même famille sous deux visages opposés. Ils sont radicalement ennemis : l’anticommunisme est l’un des moteurs fondamentaux du fascisme et du nazisme, tandis que l’antifascisme est le leitmotiv du communisme. Ils ne se rattachent pas moins à une source commune. L’intérêt de la notion d’« antireligion religieuse » est précisément d’expliquer en quoi ces projets antagonistes expriment la même aspiration.

La violence qui leur est commune était-elle inscrite dans leur ADN ?

La violence ultime tient au principe même de ces régimes, qui, à un moment ou à un autre, se trouvent confrontés à l’obligation de réaliser l’impossible, de dépasser leurs propres contradictions. La formule de ces régimes est donc autocontradictoire et autodestructrice. Ils ne peuvent aller que vers des épreuves toujours plus radicales. Leur dynamisme est leur essence même. L’immobilisme leur est interdit, sous peine de décomposition lente – c’est ce qui arrivera au stalinisme. Pour autant, leur violence prend des formes très différentes. Le stalinisme, bien qu’internationaliste, est un totalitarisme introverti et le nationalisme nazi un totalitarisme extraverti : le paroxysme de la barbarie hitlérienne se déploie dans la guerre, alors que la violence stalinienne se déchaîne contre son propre peuple, sous l’aspect d’une guerre civile menée par le sommet contre la base.

Il y a tout de même une spécificité nazie, l’antisémitisme. Votre thèse est que les juifs sont pour Hitler le peuple miroir.

Ou le peuple repoussoir. L’antisémitisme hitlérien n’est pas une excroissance délirante, mais le coeur du système. C’est une construction mythique, liée à la particularité de l’ultranationalisme allemand, qui ramène l’Histoire à un affrontement entre les aryens et les juifs. La domination à laquelle l’Allemagne est appelée exige la liquidation de cet ennemi caché qui tire les ficelles de ses ennemis visibles. Aussi la guerre hitlérienne n’est-elle pas une guerre ordinaire, mais l’ordalie qui va décider du destin ultime de
l’humanité en réglant le face-à-face entre le principe juif et l’Allemagne.

Que sont devenus dans ce chaos les individus auxquels la « révolution libérale » avait permis de s’épanouir ?

Des soldats de leur propre destruction. La passion de l’individu du XXe siècle aura été de mobiliser toute son énergie au service de sa propre négation. On peut même dire que sans l’individu moderne il n’y aurait pas eu de totalitarisme. C’est ainsi, les individus peuvent vouloir une société dans laquellel’individu n’a aucune place.

En 1945, l’Europe est un champ de ruines. La démocratie n’a pas su empêcher le pire et, pourtant, elle va reprendre la main. Pour vous, c’est même dans les démocraties que la vraie révolution a eu lieu. Comment ce miracle est-il possible ?

La défaite allemande crée une conjoncture favorable. Il existe un personnel politique de valeur formé dans la Résistance, tandis que la bourgeoisie traditionnelle et les forces réactionnaires qui s’opposaient  de façon imbécile à tout changement sont au tapis. La mort de Staline en 1953 donne à la confrontation entre les deux blocs un tour menaçant mais stabilisé. Enfin, on dispose d’un stock d’idées anciennes, mais qui ont, si on peut dire, très peu servi. Ce sont celles du réformisme socialiste, qui a donné lieu à une discussion incroyablement riche dans les années 1880-1914, puis dans les années 30. Sans la Guerre mondiale, ce trésor oublié aurait sans doute permis à l’Europe de connaître son siècle de Périclès, son moment athénien dont nous avons été privés à tout jamais. Les réformes sociales, administratives, politiques de l’après-guerre sont menées dans une improvisation apparente, mais elles obéissent cependant à une ligne directrice tenant à cette inspiration. Elles aboutissent à une véritable réinvention de la démocratie, dans ses modalités d’action et dans ses principes non écrits.

Encore une fois, c’est l’Etat qui est à la fois le lieu et l’agent de la transformation, parce qu’en lui se réconcilient la puissance et la liberté.

On découvre le bon usage de l’Etat, qui peut avoir de grands moyens sans pour autant devenir un instrument de domination totalitaire.

Mais l’instrument est là. Comment pouvez-vous être si sûr que nous ne vivrons « plus jamais ça » ?

Parce que nous avons, pour de bon, rompu avec le passé, de telle sorte qu’il n’y a plus de carburant pour le totalitarisme. Nous avons trouvé une forme de cohésion collective alternative à la structure religieuse qui paraissait la forme indépassable de la communauté humaine. Nous en avons fini avec le noyau vivant de l’aspiration totalitaire. Ce qui ne signifie pas que l’imagination humaine ne peut pas inventer de nouvelles formes d’atrocités.

Seulement, la croissance, ça ne fait pas rêver. La question de ce qui rassemble les hommes est de nouveau ouverte.

Sans doute, mais améliorer significativement la vie des gens n’est pas si dérisoire. Métro-boulot-dodo, c’est tout de même supportable quand le métro marche, qu’on a du boulot et qu’on peut dormir sans craindre d’être arrêté au petit matin. Ne méprisons pas les acquis d’une existence confortable et bien organisée.

J’insiste. Les totalitarismes avaient, dites-vous, une « visée ». Quelle est la visée de la démocratie laïque ? Nous sommes seuls au monde, certes, « sans Dieu ni maître », mais que faire de cette liberté ?

La démocratie a pour visée de permettre aux individus de mener leur propre quête à titre personnel. L’avenir ne se joue plus dans la forme de la collectivité. C’est à chacun de trouver sa voie. Et cette individualisation a été possible grâce à la construction d’un cadre collectif qui permet de ne plus y penser.

Mais à quoi penser ? A gagner plus en travaillant moins ?

C’est le revers de la médaille : de la poésie de la révolution nous sommes passés à la prose de la Sécurité sociale. Et nous sommes devant le vertige de la liberté. Soit, la politique n’est pas faite pour répondre aux questions que se posent les individus. Reste que, au-delà des intérêts de chacun, l’humanité est son oeuvre à elle-même et que cette oeuvre ne peut être réalisée que par des individus
qui s’inscrivent dans une aventure collective. Une vie purement privée n’aurait ni sens ni intérêt. De ce point, nous sommes dans une impasse. La négation du collectif par l’individu n’est pas plus satisfaisante que la négation de l’individu par le collectif. Nous avons à trouver un nouvel équilibre entre les deux. Ce sera la question politique du XXIe siècle. Je n’ai aucun doute que nous inventerons une réponse. Tout simplement parce que nous n’avons pas le choix.

Propos recueillis par Elisabeth Lévy

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