« L’Europe est peut-être à la veille d’une chute brutale »

(Source : Le Soir)

L’Europe aura-t-elle la capacité de tirer les leçons de sa propre histoire pour surmonter la crise qu’elle traverse ? Le philosophe français Marcel Gauchet se dit « totalement perplexe »…

En 2007, avec L’Avènement de la démocratie, le philosophe et historien des idées, Marcel Gauchet, se lançait dans un projet ambitieux : raconter comment l’idée démocratique s’est peu à peu imposée en Europe. Avec le troisième volume, A l’épreuve des totalitarismes, nous entrons de plain-pied dans ce XXe siècle dont nous assumons toujours l’héritage, pour le meilleur et pour le pire.

Il y a l’histoire (de la démocratie), habituellement couverte par les historiens, et puis l’histoire des idées (démocratiques), plutôt traitée par les philosophes. Pour votre part, vous avez pris le parti d’articuler les deux disciplines. Le fait que l’on ait très peu pris ce pli expliquerait-il cette impression d’incompréhension des choses et d’improvisation dans le chef de ceux qui ont fait le XXe siècle, que l’on ressent en lisant votre livre ?

Je pense en effet que, d’une manière générale, nous avons collectivement – les dirigeants et les dirigés – des progrès à faire dans l’intelligence de la chose politique. Il est un domaine intermédiaire qui n’est en fait étudié par personne, qui est celui des idéologies – pour prendre la chose dans l’expression la plus large. C’est-à-dire, au fond, des idées telles qu’elles s’appliquent en politique. Le secteur le plus vital des idées pour nos sociétés, celles qui interviennent dans le champ politique quelque fois à l’insu des acteurs, n’est pas pris sérieusement en compte. Il y a là une infirmité de l’intelligence politique. Si on ne les prend pas au sérieux, c’est que très souvent, on dit : « Tout ça, c’est de la démagogie sans intérêt, c’est juste pour tromper le monde… » C’est ce qui a fait qu’en 1933, aux gens un peu inquiets devant ce Hitler vociférant, les hommes politiques répondaient : « Ne vous inquiétez pas, c’est un batteur d’estrades ; dès qu’il aura un peu solidifié sa position, il abandonnera tout cela et en reviendra au business as usual… » Or lui, il y croyait, et les Allemands en grand nombre avec lui ! C’est assez fâcheux que l’on n’ait pas identifié plus tôt la dynamique de la chose, dans le temps où cela voulait encore dire quelque chose. Et je crois que cela reste vrai aujourd’hui. Nous naviguons à vue dans un monde où nous ne prenons pas au sérieux les présentations et les conceptions qui guident les acteurs.

Le phénomène totalitaire, que vous étudiez plus particulièrement dans ce livre-ci, naît de la démocratie et donne naissance – mais à quel prix ! – à une démocratie nouvelle et à certains égards revigorée. Peut-on aller jusqu’à dire qu’il s’agissait d’une sorte de passage obligé pour l’évolution et la perpétuation de nos régimes démocratiques ?

Je ne crois pas. Il se trouve que ça s’est passé comme ça. Mais il n’y avait aucune nécessité à cela. Il eût pu ne pas y avoir de premier conflit mondial. L’aveuglement des acteurs a été paroxystique. Et les conséquences du premier conflit mondial auraient pu être autres. Mais ce qui, en revanche, appartient au domaine d’une certaine nécessité, c’est les grandes questions qui ont surgi dans le développement de la démocratie – avec, en gros, l’irruption du suffrage universel et des masses en politique, fin XIXe et début XXe siècle. Là sont apparues toute une série de questions auxquelles la démocratie était en demeure de répondre. N’y aurait-il pas eu les totalitarismes, n’y aurait-il pas eu la Première Guerre mondiale, il est vraisemblable que, par des voies que nous ne pouvons plus imaginer et dans une évolution pacifique de l’Europe au XXe siècle – qui aurait d’ailleurs été un moment tout à fait glorieux pour les acteurs et dont on ne peut qu’avoir la nostalgie – il est vraisemblable que ces transformations sociales, politiques, administratives de nos régimes auraient eu lieu de toute façon. Parce que là était la pression. Mais on aurait pu faire l’économie des totalitarismes.

Ce troisième volume s’achève en 1974, quand la première crise pétrolière produit véritablement ses effets dans nos pays, quand la croissance sur laquelle reposait tout le modèle économique se grippe. On a le sentiment que l’on ne s’en est jamais vraiment remis : depuis trente-six ans, on vivote de crise en crise parce que le modèle repose toujours sur une croissance qui n’est plus au rendez-vous…

Et dont il n’est pas extraordinairement souhaitable qu’elle soit au rendez-vous, si c’est pour produire des dégâts écologiques démultipliés… On est là, vraiment, dans une série de dilemmes très profonds. Au travers de ces dilemmes, nous mesurons le temps long qui est celui des cycles historiques qui portent le mouvement de la démocratie. Le vénérable Fernand Braudel (historien français : 1902-1885) nous expliquait que la politique, c’est le temps court et que l’économie, c’est le temps long. Je crois qu’il se trompait. Il y a évidemment une histoire superficielle de la politique, d’échéance électorale en échéance électorale… Mais il y a des dessous, une temporalité très longue de la politique et de la mise en place de ce grand mouvement de la démocratie qui nous confronte à des cycles qui se comptent en décennies. À certains égards, vous avez raison, la transformation du monde qui s’engage dans les parages de 1974 est toujours à l’œuvre. Ses effets déstabilisants ne sont pas épuisés et la recomposition qu’elle appelle n’est toujours pas là.

Pourtant, depuis quelques années, certains n’ont que le mot « rupture » à la bouche : confer le candidat Sarkozy à la présidentielle française de 2007…

Il y a de temps en temps des scansions brutales : celle du premier choc pétrolier ; celle de 1979, avec le deuxième choc pétrolier, la révolution islamique en Iran, l’invasion de l’Afghanistan par les Soviétiques. La crise financière et économique dans laquelle nous sommes plongés et qui n’est pas finie est aussi une rupture. Mais toutes ces ruptures sont de « petites ruptures », si j’ose dire, à l’intérieur d’un grand mouvement qui, lui, est beaucoup plus continu que les proclamations électorales. Une des grandes sagesses que la démocratie pourrait acquérir, c’est précisément, sur la base d’une meilleure compréhension de son histoire, une plus grande sagesse dans la gestion du temps : un plus grand souci du long terme et une plus grande conscience de la relativité de ce qui est possible dans le court terme. Bizarrement, nous sommes toujours sous l’empire de l’imaginaire révolutionnaire, comme si la démocratie allait faire une révolution tous les cinq ans… Non, ce n’est pas comme ça que ça se passe !

Pensez-vous que l’Europe soit définitivement vaccinée contre les scansions violentes qu’elle a connues ?

Rien ne nous permet de dire dans l’absolu qu’elle le soit. Il est vraisemblable que le point d’application de ces secousses majeures a changé. Je crois que nous n’avons pas à craindre une conflagration générale européenne. Ce qui est le problème européen d’aujourd’hui par excellence, ce que l’Europe a d’ailleurs le plus de mal à intégrer – et c’est très étrange d’une certaine façon au regard de son histoire – c’est sa place dans le monde, dans la mondialisation. L’Europe est entrée d’une manière extraordinairement naïve dans la mondialisation. En gros, tout le monde allait devenir comme nous ; on était en avance et ça allait se passer en douceur. On voit bien que ce n’est pas du tout de cette façon que les choses vont se jouer…

S’il y a un lieu où la rupture est possible, c’est dans le choc de la mondialisation. Dans la crise que nous traversons, peut-être sommes-nous à la veille d’une chute brutale. Quelles seraient les conséquences d’un effondrement de la prospérité européenne – qui n’est pas quelque chose d’inimaginable compte tenu de l’agenda du moment ? C’est sur ce front-là que nous pouvons craindre, si l’Europe n’apprend pas de son histoire. Sauf qu’il ne s’agit plus de prévenir une guerre interne. La plus grande rupture de l’histoire américaine ce fut la crise de 29 ; nous pouvons connaître une situation analogue en Europe dans les années qui viennent. L’espoir que nous devons nourrir est que l’Europe soit capable de faire face de manière intelligente et avertie à l’ajustement au processus de la mondialisation, contrairement à ce qu’a été son mouvement spontané jusqu’à présent.

Êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste à ce propos ?

Je ne sais pas, tellement il y a tellement d’éléments qui plaident dans les deux sens. À certains égards, l’Europe a montré une capacité d’apprendre de sa propre histoire tout à fait remarquable. Elle a quand même évité beaucoup de récurrences fatales de son passé. Pourtant, nous sommes dans une situation historique tout à fait nouvelle et très inquiétante, où la capacité de penser – qui a été un des traits remarquables de la modernité européenne – paraît ébranlée profondément. Et d’une manière qui me rend parfois extrêmement inquiet, quand on voit à la fois une sorte de paresse et, même pire, de mépris de l’intelligence en politique. Comme si la politique était un art du bricolage au jour le jour et d’entretien des populations dans un climat favorable au pouvoir en place… Cela laisse pantois sur notre capacité de prendre la mesure des défis qui sont devant. Donc, je suis totalement perplexe.

Propos recueillis par William Bourton

Lien vers la page originale

Laisser un commentaire

Archivé dans la catégorie :

Entretien

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *