Entretien dans l’Est Républicain

Si le XXe siècle a été le siècle des totalitarismes, il a été aussi celui de la démocratie libérale. Où en est-on aujourd’hui ? La réponse de Marcel Gauchet, historien et philosophe.

Pourquoi la démocratie a-t-elle du mal à s’imposer ailleurs qu’en Occident ?

Si chez nous, elle ne va pas fort, elle n’est pas menacée. Et de par le monde, il y a beaucoup plus de régimes démocratiques qu’il n’y en avait il y a vingt ans, mais c’est évident : dans les sociétés où elle est encore à conquérir, nous butons sur un point d’arrêt. Il faut distinguer les cas : le totalitarisme chinois a encore des racines solides, sans parler de celui de la Corée du Nord. On compte aussi des régimes d’apparence démocratique qui ne le sont pas, comme s’il suffisait d’organiser des élections truquées pour obtenir la respectabilité internationale. Les exemples pullulent. Quelques vraies démocraties existent en Afrique et une grande partie du monde ex-soviétique entre dans ce cadre. La Russie est à part : ce n’est pas une vraie démocratie. Que dire des républiques d’Asie centrale ou de la Biélorussie ! Une dernière catégorie de pays résiste à la démocratisation, en particulier les sociétés où l’oligarchie régnante est assise sur une rente qu’elle verrouille soigneusement et qui lui permet de redistribuer un peu, pour avoir une certaine paix. Il ne faut pas rêver : la démocratisation est un processus beaucoup plus difficile qu’on ne l’avait imaginé, après la chute du Mur.

Tout est-il perdu ?

Non. Malgré tout, un immense pas en avant a été fait. La démocratie est devenue le seul régime légitime admissible. Il n’y en a pas d’autre. Certains rusent mais le principe s’est établi. Même cette espèce de cléricocratie qu’est l’Iran s’est sentie obligée de jouer le jeu. Le régime en place n’a-t-il pas organisé des élections dont il avait anticipé qu’il allait les perdre et avait pris toutes les mesures pour se prémunir contre cette issue fâcheuse ! Cette admission universelle du principe démocratique me paraît énorme. Personne n’a mieux en magasin. Mais entre cet horizon et la réalité, il y a encore du chemin à faire. Les Occidentaux seraient bien avisés de revoir leurs méthodes. Se faire les prédicateurs de la démocratie dans le vide sans analyser toutes les conditions qui permettent à un régime démocratique de fonctionner est totalement vain.

C’était l’ambition de George Bush…

Tout à fait mais l’idée de parachuter des constitutions démocratiques ne passe pas. Même en Afghanistan, la démocratie n’est pas pour demain. L’action que nous pouvons mener dans cette direction est une action de longue haleine qui demande plus d’intelligence qu’on n’en a montrée jusqu’à présent.

Comment faire ?

Je n’aurais pas l’outrecuidance de fournir une solution clé en main. Il faut connaître les conditions de chaque pays. Ce qu’il faut éviter, c’est le triomphalisme démocratique et missionnaire. La sagesse, c’est d’obtenir des gains sur des sujets où l’on peut obtenir des avancées. Je crois par exemple qu’il faut distinguer, dans une démarche progressive, les garanties des personnes, sur lesquelles on peut se montrer intransigeant, de l’expression politique, dont on sait ce qu’il peut en advenir. Créer des partis politiques n’empêche pas qu’ils puissent être dévoyés par le jeu des ethnies, des cliques ou des factions. Je pense ensuite que la dimension du droit est capitale. Pour avoir une démocratie qui fonctionne, il faut des sociétés où l’idée de droit est entrée dans les têtes. La priorité, c’est l’aide à la construction d’appareils d’État fiables et obéissant à des règles. C’est ce qui manque souvent.

Et l’ingérence ?

L’ingérence est dans tous les cas contre-productive, sauf dans les situations extrêmes comme une guerre civile, ou un génocide. L’ancien colonisateur est de toute façon mal fondé à prêcher la vertu. L’esprit de la démocratie voudrait que toute intervention doive être comprise et acceptée par les gens à qui elle s’adresse. Je ne suis pas sûr que les Afghans perçoivent l’intervention de l’OTAN comme quelque chose qu’ils ont souhaité et qui répond à des objectifs qui sont les leurs. Il est difficile de trouver des passages entre les écueils. Nous aurions besoin de grands artistes pour le faire. Nous n’en avons pas beaucoup dans le personnel politique à notre disposition.

Propos recueillis par Michel VAGNER

(Source:  L’Est Républicain, 2 janvier 2011)

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