Comment nous sommes passés du mécontentement à une franche détestation de soi

Je suis resté longtemps sceptique devant la notion de « haine de soi ». Elle était destinée, à l’origine, à expliquer le ralliement de tant d’intellectuels juifs à la cause communiste. Je ne discernais pas le mécanisme psychologique auquel elle pouvait correspondre. Et puis je l’ai vue se concrétiser sous mes yeux. Je ne me prononce pas sur ce qu’elle valait dans son premier usage, mais je suis obligé de constater qu’elle exprime bien le rapport d’une partie des Français à la France.

Le phénomène va plus loin que le goût de l’autodénigrement enregistré depuis belle lurette. Celui-ci procédait de la déception devant des performances jugées décevantes au regard d’un grand passé ou de grandes espérances. Rien que de très compréhensible dans un pays qui a très mal vécu son inéluctable recul en tant que grande puissance, depuis la fracture fatale de la Première Guerre mondiale. La suite du siècle n’a été qu’une confirmation grandissante de la réduction de la France au rang de puissance moyenne. Un mouvement de recul qui s’est traduit par une grogne permanente envers ce destin contraire.

Mais, aujourd’hui, c’est d’autre chose qu’il s’agit. Le mécontentement a fait place à la franche détestation, à l’aversion ouverte, au reniement. Et, pourtant, ces jugements vindicatifs émanent de ceux dont on chercherait en vain l’équivalent ailleurs, tellement leur francité s’exhale par tous les pores de leur posture et de leur verbe. C’est en tant que Français qu’ils vomissent la France. C’est cette franchouillardise des antifranchouillards qui demande à être comprise.

A dire vrai, ces dégoûtés et ces furieux ne se recrutent pas au hasard dans la population. Ils appartiennent de préférence à ce qu’il est convenu d’appeler les « élites ». Ils composent deux groupes assez distincts, qui tiennent des discours différents, notamment par leur degré de radicalité. Il y a ceux qui sont chargés de diriger le pays, pour lesquels il s’agit d’en finir avec une exception française devenue insupportable à leurs yeux. Et puis il y a ceux qui sont chargés de penser pour lui. Chez ceux-là, c’est d’en finir avec la France tout court qu’il s’agit.

Les deux discours ont beau ne pas être tenus dans les mêmes quartiers, ils procèdent de la même source. Ils sont semblablement des produits de décomposition du vieil universalisme français, malmené par les circonstances, mais encore solidement ancré. Déréglé, devenu erratique, le voilà qui se retourne contre sa matrice.

La mondialisation est passée par là, avec le formidable choc culturel qui accompagne son déferlement depuis les années 80. Elle impose le décentrement à tout le monde; elle oblige l’ensemble des sociétés à se redéfinir par rapport à l’extérieur, au rebours de leurs habitudes autocentrées. Elle relativise les identités les mieux assises en contraignant chacun à prendre conscience de sa particularité au milieu des autres.

En pratique, le choc est inégalement ressenti, selon les situations des uns et des autres. La taille et le poids des Etats-Unis font office d’amortisseurs. L’Europe, en revanche, zone la plus ouverte du monde dans les faits, et la plus ouverte sur le monde par culture, est en première ligne; et la France, en Europe, est faite pour être la plus frappée, en raison de son modèle universaliste. Impossible cette fois de rejouer la « grandeur », comme de Gaulle put encore en convaincre ses compatriotes voilà une cinquantaine d’années. L’écart entre les vastes ambitions de naguère et la place modeste qui nous échoit aujourd’hui est trop grand pour être ignoré.

C’est pour nos élites dirigeantes que le choc est le plus rude. Il y va de la place enviable que ce modèle leur attribuait à l’intérieur et de la reconnaissance qu’il leur valait à l’extérieur. Souvenons-nous de leur rôle moteur dans les organisations internationales et dans la construction européenne, il n’y a pas si longtemps. Leur cheval ayant été tué sous elles, elles se sont reconverties afin de sauvegarder tout à la fois leur identité, c’est-à-dire l’universalisme dans lequel elles ont été éduquées et la culture du commandement qui l’accompagne, leur respectabilité internationale et leur position dans le pays. Elles ont épousé d’enthousiasme la vulgate libéralo-mondialisatrice en guise d’universalisme de rechange. Elles se sont faites les championnes zélées de l’arasement d’une « exception française » sans plus de raison d’être. Elles ont choisi d’oublier l’histoire dont elles sont issues. Aussi ne comprennent-elles à peu près rien au pays qu’elles prétendent régenter, lequel oscille sans surprise entre la résistance passive et la révolte ouverte. D’où l’escalade dans le désamour, voire l’hostilité sans nuances envers ce peuple de « ringards incapables de reconnaître les mérites de ses chefs ».

Les élites intellectuelles ne sont pas moins touchées, bien que d’une autre façon. Tenir boutique dans la capitale mondiale de la révolution représentait une rente appréciable. La place vous installait d’emblée aux avant-postes de la grande Histoire. Là aussi ce rôle glorieux n’est plus qu’un souvenir dans un monde mondialisé qui n’a plus que faire de la révolution.

Qu’à cela ne tienne, il reste une ultime solution pour sauvegarder l’universalité française et ses prophètes, en échappant à une provincialisation intolérable pour des gens formés dans l’idée d’éclairer la destinée humaine. La France montrera une dernière fois l’exemple en disparaissant comme nation. Purgeons-nous de la particularité sans intérêt de notre histoire ! Délivrons-nous de ces frontières qui nous ont fait tant de mal ! Effaçons-nous dans les flux du monde et la patrie des droits de l’homme s’accomplira en se dissolvant en tant que patrie. S’il est une chose qui conforte l’aristocratie de la radicalité dans la nouvelle mission qu’elle se sent, c’est bien la prétention de ce peuple de « beaufs » à persévérer dans son être.

La France a connu des épreuves autrement tragiques. Mais il ne faut pas s’y tromper, elle vit la crise morale la plus profonde de son histoire. Elle manque cruellement d’un juste discours sur ce qu’elle fut et sur ce qu’elle pourrait être, compte tenu de l’état du monde.

Marcel Gauchet
Propos recueillis par Sylvie Pierre-Brossolette
(Source : Le Point, n°2000, 13 janvier 2011, pp. 84-85)

Lien vers l’article sur le site du Point

Laisser un commentaire

Archivé dans la catégorie :

Intervention de circonstance

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *