Marcel Gauchet/Guillaume Bachelay : l’entretien croisé

Invité par le Laboratoire des idées, Marcel Gauchet débat avec Guillaume Bachelay, secrétaire national du Parti socialiste à l’industrie et auteur de La Gauche après la crise (Jean-Claude Gawsewitch, 2010). Quel avenir pour notre démocratie?

Comment la définition de la démocratie qui apparaît en filigrane dans ce troisième tome de L’avènement de la démocratie peut-elle nous éclairer sur son fonctionnement actuel ?

Marcel Gauchet : Elle n’est faite que pour ça, pour rendre compte de la difficulté que nous éprouvons aujourd’hui dans la gestion des démocraties, singulièrement en Europe. La démocratie, dans son concept le plus fondamental, consiste au fond dans la mise en forme politique de l’autonomie. L’autonomie, c’est une idée – se donner sa propre loi – mais c’est aussi l’ensemble de l’organisation collective résultant du processus de « sortie de la religion » qui aboutit à une redéfinition profonde des structures des sociétés modernes.

Seulement, mettre en forme l’autonomie implique également de s’assurer de la maîtrise de ce nouveau mode de structuration des sociétés établi selon une série d’axes politiques, juridiques et historiques tout à fait spécifique. Or le problème du vingtième siècle a précisément été la possibilité d’un contrôle politique de ces structures. Je crois que nous avons connu, au travers des tragédies effroyables de ce siècle, un grand cycle de crise qui commence à la fin du dix-neuvième siècle, culmine dans les années 1930 et finit par être surmonté grâce au travail de stabilisation conduit entre 1945 et 1975. En ce sens, les Trente Glorieuses ont été infiniment plus qu’une simple période de réussite économique : ce fut un miracle politique de stabilisation de la démocratie.

Aujourd’hui, alors que le mouvement de l’autonomie structurelle est loin d’être achevé, nous connaissons une crise de croissance de la démocratie : nous avons, d’un côté, davantage de moyens de l’autonomie structurelle et, de l’autre, moins de possibilités politiques de contrôle de cette autonomie. En ce sens, l’intérêt principal de la perspective que j’essaye d’introduire est de nous permettre de porter un diagnostic en profondeur de la situation actuelle et de donner une perspective d’action sur ce que pourrait être une nouvelle étape de stabilisation, de consolidation et d’approfondissement de la démocratie.

Guillaume Bachelay : En inscrivant la démocratie dans le temps long des événements et des idées, Marcel Gauchet nous permet de nous interroger sur le moment historique auquel nous sommes confrontés. Un moment où tous les moteurs de la démocratie européenne sont grippés.

Le premier  d’entre eux, le processus de sécularisation ou « sortie de la religion », est menacé par la « re-politisation » des religions à laquelle nous assistons. L’explosion du communisme, il y a 20 ans, n’a pas seulement mis fin à un système totalitaire, il a mis un coup d’arrêt au messianisme du progrès. Les laïcs sont sur la défensive, les mystiques sortent du placard. Les religions avec dieu (monothéismes) et les grands récits sans dieu (philosophies de l’histoire, totalitarismes) laissent béante la question de la vie bonne. D’où l’expérience du désenchantement individuel et le sentiment de vide collectif. Il nous manque une « spiritualité laïque ».

Autre moteur grippé : le rapport entre la démocratie et la science. Il s’est inversé sous l’effet de la technique qui, au vingtième siècle, a cessé d’être au service d’un projet de société pour devenir purement instrumentale.  Le progrès technique est synonyme d’émancipation mais aussi de tragédie. Ce qui était vrai hier avec l’atome le sera bientôt de l’ADN : sa maîtrise technique peut donner le meilleur comme le pire. Il ne s’agit pas de condamner la technique, mais de lui assigner une finalité humaine.

Un troisième enjeu réside dans le rétrécissement de la sphère publique. Quand on parle de « gouvernance » plutôt que de gouvernement, s’instaure une confusion entre le fait de gouverner et le fait de gérer ou d’administrer. Peu à peu, une « ad hocratie » rivalise, voire se substitue à la démocratie : un pouvoir fondé sur l’autorité de l’expertise technique et de la restitution médiatique réduit dans les faits le champ de la légitimité démocratique de droit, fondée sur la souveraineté du peuple. Mais la sphère publique se rétrécit aussi par le passage d’une citoyenneté active à une citoyenneté passive : on demande aux gens leur avis le jour des élections et entre deux scrutins, le principe de nombreux gouvernants, nationaux et parfois locaux, c’est « je décide, ils exécutent ». Et puis des promesses insuffisamment tenues ou suivies de résultats nuisent à la valeur de la sphère publique aux yeux des citoyens.

Pour toutes ces raisons, une question essentielle se pose, que vous soulevez d’ailleurs dans votre ouvrage : la démocratie pourrait-elle se retourner en son contraire ?  Tocqueville avait envisagé qu’il puisse exister une « servitude douce », un régime qui, sous couvert d’égalité, dissimule des discriminations ou s’accommode des injustices. Un régime qui prétexte la fraternité pour imposer les intérêts de quelques-uns. Un régime du contrôle politique plutôt que de la liberté.

Enfin, la démocratie européenne est indissociable de la social-démocratie européenne. Or celle-ci connaît aujourd’hui une crise historique : elle ne porte ni le projet de la démocratie ni celui du social. Les compromis historiques sur lesquels elle s’est fondée – entre l’État et les individus, entre syndicats et patronat, entre nation et Europe – s’étiolent peu à peu, provoquant une perte de substance et engendrant des sociétés d’indifférence et de scepticisme.

Comment situez vous cette crise de la démocratie européenne dans le processus historique de l’avènement de la démocratie ?

Marcel Gauchet : Le constat que vous dressez est malheureusement tout à fait exact. La crise de la social-démocratie me paraît en effet être un point crucial du présent. Or son affaiblissement  correspond, pour une part essentielle, à une sorte de paresse théorique. Vous l’avez dit, le génie de la social-démocratie a été le compromis, qui s’est avéré extrêmement fécond, sauf sur un point : le compromis théorique entre le marxisme et la cause démocratique. En un mot, la social-démocratie c’est le marxisme pour les congrès et la démocratie pour la vie quotidienne. Seulement, on ne s’est guère soucié d’harmoniser les deux, de telle sorte que cet habit d’apparat a fini par se révéler un fardeau, lorsque ce marxisme a dégénéré en économisme vulgaire, sans même de perspective de transformation sociale. Il n’y a plus de boussole intellectuelle.

La social démocratie, sans s’en rendre compte, a glissé vers une technocratie de gestion de l’État social. C’est une tâche essentielle mais qui ne prend son sens que si elle s’inscrit dans une perspective historique. Pour retrouver celle-ci, il est nécessaire de remettre au premier plan la préoccupation de comprendre le monde où nous sommes. N’oublions pas que la gauche, et spécialement la gauche européenne, se définit certes par la défense de la justice sociale mais aussi par la promesse capitale qu’il est possible de parvenir à une meilleure intelligence collective de l’organisation de la société et de sa conduite. Hors de ce travail d’élucidation, l’avenir de la social-démocratie en Europe est profondément compromis.

Guillaume Bachelay : Il faut penser la démocratie dans un processus historique long pour comprendre sa fragilité. L’analyse des totalitarismes par Marcel Gauchet éclaire les malaises auxquels la démocratie a été confrontée : à chaque fois qu’on a oublié de donner à un peuple une perspective pour exister en tant qu’individus et qu’on a renoncé à donner au collectif, à la nation, une perspective pour exister dans l’histoire, la démocratie a été attaquée.

Or aujourd’hui, singulièrement en France, on assiste à un double phénomène de toboggan : le déclassement des catégories populaires et des couches moyennes en tant que groupes sociaux et, en même temps, le décrochage de la France dans la mondialisation dont témoignent les reculs de notre industrie et la crise de notre agriculture. S’installe ainsi l’idée que notre pays est en train de sortir des radars de la mondialisation. C’est la vision de Houellebecq dans son dernier roman, La Carte et le Territoire : en 2040, la France serait un pays-musée de chambres d’hôtes et de restaurants qui vivra du tourisme. Je fais partie de ceux qui pensent que la résolution de ces problématiques est indispensable à la refondation démocratique.

Marcel Gauchet : Une perspective politique se doit, en effet, de définir une vision de la société, de son histoire, de son avenir possible. La difficulté est même double aujourd’hui car il faut en outre inscrire cet avenir national dans un avenir européen. Malheureusement, le discours actuel du Président de la République et de la majorité des élites économico-sociales est celui de la banalisation de la France. « Arrêtons de faire les malins, faisons comme les autres» semble être le nouveau mot d’ordre. Autrement dit, on fait du « benchmarking », mot-fétiche du langage technocratique, et personne ne se préoccupe plus de comprendre d’où nous partons pour savoir où nous allons. Pourtant, la mutation du discours politique est désormais un impératif civique : cette réduction de la politique à son degré zéro accroit la désarroi et l’anxiété de la population dans des proportions qui créent une véritable menace politique. Il y aura en effet toujours des candidats de mauvais aloi pour remplir le vide avec des discours faciles, démagogiques et rallumant des doctrines du passé.

Guillaume Bachelay : Commençons donc par appliquer à nous-même les préceptes qu’énonce Marcel Gauchet. Quel bilan dresser des dernières décennies pour la gauche ? 1981 et 1997 ont été des moments d’avancées économiques, sociales, démocratiques incontestables. Reste que la fameuse « parenthèse » de la rigueur de 1983 n’a jamais été ni théorisée ni refermée. A la fin des années 80, le choix a été fait – pas seulement par la gauche démocratique française, mais par les gouvernements occidentaux – de concilier démocratie et marché, de faire des droits de l’homme la fin de l’histoire.

Dans les deux cas, ces options – fort peu délibérées lors des élections – ont été opérées au nom de la construction européenne. En somme, dans la plus grande sincérité, la gauche française a « vendu » aux citoyens que l’Europe serait la France en plus grand. Expérience faite, une grande majorité de citoyens s’aperçoivent que c’est la République en plus petit : une Europe sans cesse élargie, diffuse dans sa géographie, seul continent libre-échangiste au monde, où le chômage massif et la croissance faible sont structurels et où la démocratie se retrouve souvent confisquée par des autorités non-élues. En 2005, lors du référendum sur le traité constitutionnel, les Français ont dit ce qu’ils pensaient de l’Europe telle qu’elle va. Quand les promesses ne sont pas tenues, les esprits et les cœurs sont déçus. Et ils le disent. Plutôt que leur faire la morale ou la leçon, les élites et les belles personnes feraient mieux de méditer le message des urnes.

Or, face à cette situation, la crise actuelle du modèle libéral est une opportunité historique pour impulser le retour de la puissance publique dans l’économie et entraver la progression en Europe du repli national – on pense à la Hongrie, l’Italie, mais aussi le refus du « multikulti » par la CDU allemande ou au pseudo-débat sur « l’identité nationale » ouvert par Sarkozy en France. Je crois qu’est venu le moment d’entrer dans un nouvel âge de la social-démocratie, de retrouver la martingale keynésienne en matière de partage de la richesse entre capital et travail, d’investissements dans l’économie réelle, d’infrastructures et de grands travaux, de services publics, de social-écologie.

Quelles pistes peut-on alors envisager pour redonner de la substance à la démocratie ?

Marcel Gauchet : Il s’agit de réinventer une nouvelle articulation du politique, du social, de l’histoire et du droit. La période que nous venons de vivre s’est construite autour de l’illusion libérale selon laquelle la société se suffit à elle-même et où les régulations automatiques sont conçues comme toujours supérieures aux projets volontaires. En ce sens, la crise du libéralisme est une crise philosophique de tous ces principes.

Je crois que nous nous retrouvons devant une situation structurellement analogue à celle de l’après 1945, quand a été formulé un ensemble de nouveaux principes qui sont devenus l’âme de la démocratie européenne. Il s’agit aujourd’hui de mieux les comprendre pour pouvoir en donner de nouvelles traductions techniques, pour les moderniser. A ce titre, je ne vois pas de tâche plus importante que celle de repenser à la fois l’État et le cadre de la citoyenneté. Nous touchons de toute façon une limite. Derrière la crise financière il y a une crise d’articulation du monde. Ce qui est en cause c’est la manière dont les différentes régions peuvent se combiner entre elles. On voit alors se dessiner la possibilité d’un vrai projet global, d’une nouvelle synthèse dont la gauche européenne devrait être le parti. Il ne s’agit pas là de définir un programme détaillé mesure par mesure mais un projet qui donne une direction claire à l’action et permette de fédérer les esprits. Toutes les opportunités sont réunies pour la formulation d’un tel projet.

Guillaume Bachelay : A mon sens, c’est en raison de cette absence de projet, et non par insuffisance de programme rigoureux et de propositions sérieuses, que le Parti socialiste a perdu les trois dernières élections présidentielles. C’est le grand défi de 2012 : donner un horizon au pays et une perspective à chacun.

Pour redonner de la substance à la démocratie, plusieurs actions me semblent pertinentes que je n’évoque ici que de façon impressionniste.

Avant tout, il y a la dimension générationnelle. Songez que les trois quarts des jeunes de 18 à 25 ans n’ont pas voté aux dernières élections régionales. Malgré le sursaut lors de la présidentielle de 2007, une abstention pérenne et puissante s’est installée dans la jeunesse. Pourquoi ? Parce que nombreux sont les jeunes à penser que leur vote ne sert à rien. Quand on est exclu de l’école, du marché de l’emploi, du logement ou de la mobilité, difficile de penser qu’un bulletin de vote peut changer la donne. Surtout quand toute la société ou presque parle de vous comme d’un problème et non comme d’une promesse… Pour faire revenir les jeunes dans les radars civiques et électoraux, il faut leur parler non comme à des « jeunes », mais comme à des citoyens. Il faut leur dire quelle place la collectivité veut leur faire. Avouez qu’il est paradoxal que la démocratie soit le régime des choix pour l’avenir et que ceux-ci soient de plus en plus fixés par un électorat vieillissant ! Je plaide, pour ma part, pour que l’âge électoral soit abaissé à 16 ans : comment justifier qu’à 16 ans, on soit majeur pour comparaître devant un tribunal mais pas pour se rendre au bureau de vote ?

Autre piste : responsabiliser les citoyens, les jeunes et les autres, par le vote rendu obligatoire et la prise en compte du vote blanc. J’y suis, pour ma part, favorable. Nos aînés se sont fait trouer la peau pour que nous puissions voter: c’est un devoir autant qu’un droit.

Autre impératif : rendre pleinement légitimes les projets menés au cours d’un mandat et évaluer les promesses tenues. En d’autres termes, comment est-il possible, dans une démocratie, d’établir une citoyenneté active entre deux élections ? Prenez l’exemple de la fin des 60 ans en matière de retraites ou de l’ouverture du capital de La Poste ? Aucune de ces décisions prises par le président Sarkozy n’avait été annoncée par le candidat Sarkozy dans sa campagne présidentielle. Quant au « travailler plus pour gagner plus » ou « la France de propriétaires », ce sont des slogans non suivis d’effets. Dans les années qui viennent, deux légitimités devront être reconnues et articulées : l’une de titre, liée au suffrage universel et au fait majoritaire, et l’autre d’exercice ou de pratique, avec par exemple une instance de contrôle des engagements tenus, un peu comme la Cour des comptes contrôle l’usage de l’argent public.

Un autre enjeu est bien entendu celui de la démocratie économique et sociale: place des salariés au sein des conseils d’administration des entreprises cotées, meilleure information de leurs représentants (notamment en matière de réaffectation des profits), participation des organisations professionnelles à la prise des décisions stratégiques. On doit, par exemple, permettre aux salariés d’assister aux conseils d’administration où se fixe la grille des rémunérations : là où vit la démocratie, il y a moins d’ombre, donc moins d’abus. La démocratie économique doit aussi se déployer au plan international : c’est l’enjeu de la régulation financière et bancaire, notamment.

La problématique environnementale – trop souvent oubliée – est une dimension inédite de la démocratie. C’est la question de l’appropriation collective des enjeux tels que les OGM, les énergies,  les biens publics tels que l’eau. A l’échelon local, ces enjeux prennent une dimension croissante dans le débat public : à l’échelle européenne ou mondiale, ils sont encore largement confisqués par les grands groupes ou les experts.

Enfin, la question de l’école doit, à mon sens, être l’enjeu fondamental d’une démocratie revivifiée. C’est à l’école que le sens critique se développe. A cet égard, je ne considère pas comme un progrès le fait d’avoir remplacé le beau mot d’« instituteur » par celui de « professeur des écoles ». Sans doute les « instits » y ont-ils gagné en dignité sémantique par rapport à leurs collègues des collèges et lycées. Mais dans « instituteur », toute l’ambition républicaine était dite dans la contraction d’« institution » et de « tuteur ». J’ajoute qu’à l’école, l’enseignement critique de l’image et des messages est décisif afin de former des citoyens qui ne se laissent pas piéger par les fausses évidences ou les chiffres fabriqués.

Marcel Gauchet : Nous voyons bien que nous sommes face à des possibilités, en friche, où le plus indispensable est un effort d’imagination, en même temps qu’un effort pour retrouver le fil d’une continuité historique dont les gens ont besoin pour se projeter dans l’avenir. La formulation d’une réponse à ces questions commence par l’ambition politique.

Propos recueillis par Pierre Boisson

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