(Source : La Revue des Cèdres)
Philosophe et historien versé dans l’interdisciplinarité, Marcel Gauchet livre une pensée complexe, encore en cours d’élaboration. Il s’intéresse au monde moderne dans le but de rendre compte de la spécificité des sociétés contemporaines relativement à celles qui les ont précédées.
Pour comprendre la modernité, M. Gauchet l’oppose aux sociétés dites primitives, qui ne présentent pas la division politique propre aux Etats modernes. Il met ainsi en évidence la fonction politique de la religion et la manière dont, au cours du temps, celle-ci a perdu son rôle d’élément structurant l’organisation des sociétés, que ce soit du point de vue mental, social ou matériel.
Pour M. Gauchet, les sociétés modernes occidentales, devenues expressément politiques, c’est-à-dire marquées par la division entre l’instance qui exerce le pouvoir et le corps social, sont « sorties de la religion », ce qui n’est pas synonyme de laïcisation ou de sécularisation. Cette notion de « sortie » désigne à la fois le processus et son aboutissement, qui vont de pair avec une importance croissante accordée à la fonction subjective de la religion.
Désormais confinée à la sphère privée, la religion, dans son expression contemporaine, se caractérise par l’accent mis sur les sentiments, les expériences personnelles et les croyances susceptibles de conférer un sens aux existences individuelles. Ainsi, toute une « religiosité qui s’ignore » se manifesterait en Occident sous les formes les plus diverses d’expériences profanes, de l’usage des stupéfiants à l’ascèse sportive en passant par l’émotion esthétique.
Les « restes de religion »
Lorsque la religion en tant que religieux structurant disparaît, le religieux ne cesse pas pour autant d’exister, car il subsiste « une strate subjective inéliminable du phénomène religieux », indépendante de tout contenu dogmatique, qui relève de l’expérience personnelle, intime. En effet, le « retrait de l’invisible institué » qui accompagne la sortie de la religion ne ferait que laisser à nu le « substrat anthropologique de l’épreuve de l’invisible ».
Ainsi, le schème de la dualité, de l’Autre moi-même, de l’invisible-indicible au-delà du perceptible se retrouverait à trois niveaux d’expérience : dans la manière de penser la réalité, dans la construction identitaire, et enfin dans l’organisation de l’imaginaire qui caractérise l’expression artistique. Nous continuons en effet à concevoir la réalité qui nous est accessible sous forme duale, comme si elle n’épuisait pas le possible, mais comportait une part qui nous échappe.
De même, dans notre tentative de construction personnelle, nous oscillons entre affirmation de notre autonomie et doute quant à nous-mêmes, car dès que s’effondre le système dans lequel le fondement est posé comme radicalement autre – le monde avant la sortie de la religion -, le problème existentiel du sujet apparaît. Quant à l’expérience esthétique, elle fonctionne à partir du même modèle de pensée que l’appréhension de la réalité.
Relevons encore que, dès 2004, M. Gauchet ajoute une quatrième expérience : « l’expérience éthique », provoquée par la conscience d’un dédoublement entre toute action et son intention. Encore et toujours, il s’agirait de ce même besoin « d’accéder à un au-delà du visible » à partir duquel se seraient construites les religions instituées et qui subsisterait sur le plan individuel lorsque celles-ci ne jouent plus de rôle social englobant.
L’expérience esthétique
L’expérience esthétique, liée à notre capacité d’émotion, relève pour M. Gauchet de notre manière de percevoir l’apparence des choses, d’imaginer la réalité, toujours sur le mode de la dissemblance. Aussi longtemps que cette « expérience de différence » était codifiée par le système religieux institué, elle s’inscrivait dans l’expérience du sacré, c’est-à-dire de la présence du divin dans le monde.
Mais, une fois que les contenus religieux qui permettaient de canaliser et d’articuler le réel sur le mode d’une profondeur qui nous échappe ont perdu leur rôle structurant, c’est le monde lui-même qui nous semble autre et devient objet d’une recherche spécifique.
Ainsi se développe l’art pour l’art, lorsque ce qui relevait des moyens d’une compréhension globale des choses devient but en soi, activité autonome d’exploration du sensible, à même de traduire ce qui se dérobe à l’appréhension humaine : la différence, l’altérité, la profondeur ne peuvent plus être recherchées qu’à l’intérieur des limites de ce monde, qui ne renvoie plus qu’à lui-même […] Ainsi, l’expérience esthétique, qui n’était autrefois qu’un support conduisant au sacré, qu’un moyen, deviendra avec la modernité une fin en soi – l’art pour l’art.
Dans ces conditions, l’expérience religieuse, devenue expérience esthétique – qui n’est elle-même qu’une des formes de ‘’saisie’’ fondamentale de la réalité dans sa dualité -, peut tout à fait se passer de système institué. Elle fonctionne sans contenu formalisé, elle est immédiate, réflexive, et n’a d’autre mode de validation que l’effet produit sur le sujet concerné, qu’il soit créateur ou récepteur.
Les religions : un mode de recherche de sens
Se concentrer sur la question de l’expérience esthétique chez Marcel Gauchet ne rend bien évidemment pas justice à la richesse et à la complexité d’une pensée qui s’est également attachée à analyser le rôle du christianisme dans l’évolution de la fonction politique de la religion. C’est néanmoins un bon exemple de la vision de M. Gauchet quant à la manière dont l’expérience subjective de l’altérité, sur laquelle se fondent selon lui les systèmes religieux organisés, trouve à s’investir différemment lorsque la religion en tant qu’institution ne remplit plus de rôle structurant pour l’ensemble de la société.
Cela pose également la question de savoir comment les religions, devenues un mode de recherche de sens parmi d’autres, peuvent encore apporter une contribution lorsqu’elles sont appelées à la rescousse par le politique dans les débats éthiques : comment réaliser en effet l’articulation rationnelle, discursive, de convictions dont l’individu qui les embrasse et en défend les implications est censé avoir pleinement conscience, qu’elles ont, d’une part, une valeur optionnelle pour l’ensemble de la société et que, d’autre part, son expérience personnelle est considérée comme le seul fondement desdites convictions?
Sortir de l’impasse du relativisme
Ce « réemploi » de la religion dans la discussion sur l’orientation de l’action dans la collectivité implique par conséquent une transformation du discours religieux qui débouche sur de réels problèmes. Effectivement, lorsque la quête de sens inhérente à l’expérience fondamentale de la dissemblance devient affaire purement individuelle, chacun, avec sa perception des choses, peut servir de référentiel.
Il paraît difficile, dans ces conditions, de sortir de l’impasse du relativisme où tout se vaut et où le discours ne devient que tentative de traduire une expérience strictement personnelle, d’ordre émotionnel, … pour autant que le sujet parvienne même à la verbaliser. Formuler dans ce contexte une théologie systématique et une éthique en lien avec celle-ci sur la place publique, voilà un beau défi pour les chrétiens d’aujourd’hui !
Dans ce sens de l’expérience esthétique, il semble que la théorie de Gauchet puisse aussi se rapporter au passage d’un art sacré à un art séculier. Mais n’y a t-il pas au final une aporie dans la compréhension de la singularité de l’expérience religieuse ?