Entretien paru dans le journal mensuel gratuit LE CESAR.
Propos recueillis par Frank Tenaille.
Au moment où se déroulait une élection présidentielle, il nous semblait judicieux de prendre du recul avec Marcel Gauchet, l’un des intellectuels les plus atypiques produit par la France depuis Mai 68. Lequel nous gratifiera de sa présence à Marseille, dans le cadre du cycle de conférences d’Echange et diffusion des savoirs, préparé par Spyros Théodorou.
Vous venez à Marseille parler de « la crise de la représentation », celle de nos systèmes de représentations actuels. Mais encore ?
En la matière, la première exigence est de savoir ce que veut dire représentation. Longtemps une problématique simple a prévalu, celle de l’opposition entre démocratie représentative et démocratie directe. L’idée étant que la démocratie représentative est une contradiction dans les termes. Une contradiction qui renvoie à Rousseau lorsqu’il disait : « Le peuple anglais croit être libre, il ne l’est que le temps d’une élection ». Il y avait donc cet antagonisme, dont l’idée d’autogestion aura été le dernier épisode, celui de substituer la décision directe des intéressés par celui de la représentation par des élections ou des délégués. Puis le problème s’est compliqué parce que le principe représentatif est profondément entré dans les mœurs. Une situation qui n’a fait que redoubler la question : qu’est-ce qui doit être représenté ? Et aujourd’hui le problème n’est plus de réclamer la démocratie directe face à la démocratie représentative, mais d’améliorer la représentation. Soit du dedans, par la nature même de ce qu’on va représenter, soit du dehors, en complétant la démocratie représentative par une autre forme de démocratique que les gens appellent délibérative, participative, etc. Cette complication a créé une incertitude sur ce que veut dire représenter. Ainsi, lorsque nous votons pour un Président de la République, qu’est-ce qu’il représente ? C’est d’autant plus compliqué qu’il s’agit d’une personne. A la différence d’une assemblée qui comporte une variété de personnalités, de sexes, d’origines sociales, d’orientations personnelles ou religieuses, qui fait que la diversité d’un pays est plus ou moins bien représentée. Dès lors, est ce que c’est ça qui doit être représenté ? Est-ce que c’est la ressemblance de la société avec les gens appelés à légiférer, dans le cas des députés, qui est en jeu ?Cela ne me paraît pas certain.
Au fond, ce que je compte explorer lors de cette conférence, c’est toute la gamme de ces questions. Je compte d’ailleurs prendre l’exemple d’un président de la République. Qu’est ce qu’il représente ? On peut dire selon les termes classiques : la volonté générale. Mais comment pourrait-il représenter la volonté générale puisqu’il y a une division préalable de l’opinion en deux camps, l’un majoritaire, l’autre minoritaire ? J’ai d’ailleurs entendu François Hollande évoquer ce paradoxe en disant : « Je serais le président, si je dois l’être, des gens qui ont voté pour moi, mais aussi de ceux qui ont voté contre moi ». D’accord, mais dans ces conditions qu’est-ce que cela veut dire représenter ? Je veux faire comprendre qu’on a affaire à une question de fond et à une question de procédure. Comment arriver à une meilleure représentation ? Par quel procédés ? Car par exemple, si l’on veut une démocratie délibérative, il suffit que l’Assemblée nationale soir organisée de manière délibérative de façon à ce qu’il y ait des discussions approfondies sur tous les sujets. Mais cela suffit-il ? J’en doute. Ce sont toutes ces questions que je voudrais clarifier parce qu’on constate que les gens n’ont pas confiance en leurs représentants et que les chiffres appréciant cette défiance sont terribles.
A propos de divorce dans la représentation, l’on vous doit la formule de « la fracture sociale », avant qu’Emmanuel Todd ne l’utilise et que Jacques Chirac l’instrumentalise (1) ?
Je l’ai écrite en août 1990 dans un article de la revue Débat et elle n’était pas faite pour être vendue à Chirac (rires) ! Vous lancez une expression et vous ne savez pas ce qu’elle va devenir. C’est le sort de toutes les personnes qui se mêlent d’écrire et cela a bien du vous arriver…
Vous avez publié récemment, le troisième tome de votre tétralogie, L’avènement de la démocratie. Une somme dans laquelle vous articulez deux composantes, l’histoire de la démocratie et l’histoire de la pensée démocratique. Dans laquelle vous montrez que la démocratie n’est pas un modèle fixe mais un mouvement marqué par une sortie progressive et inéluctable du religieux. A travers votre analyse des totalitarismes vous jugez que ces derniers ont emprunté des formes au religieux. Mais aujourd’hui, en matière de représentation du pouvoir et de mimétisme des médias, n’est-on pas, toujours, dans un emprunt aux formes du religieux ?
On n’est plus à l’âge totalitaire, ne sont plus mis en avant les mêmes ressorts, les mêmes motifs. Mais l’on se débat toujours avec ce problème. C’est pourquoi il est intéressant de faire une généalogie de ces expériences qui prennent sens si on les remet en série les unes par rapport aux autres, en comprenant qu’il s’agit d’un même phénomène.
Est-ce que vous jugez que relève d’une autre forme de religieux l’affirmation des droits de l’individu ou une idéologie tendant à réduire l’existence en commun à un monde d’individus régulés par le seul marché et débarrassé de la contrainte politique ?
Sur ces sujets, je pense qu’on est à une frontière. Il y a encore des rémanences de religieux dans le sens très large que je donne à cette notion mais je pense qu’on est au-delà de ça. Et j’essaye de comprendre dans quelle phase historique nouvelle nous nous trouvons, avec une vague de questions parfaitement inédites comme celles que vous évoquez. La revendication des droits individuels, à un degré absolument inconnu dans l’histoire, ou la prise de pouvoir par le raisonnement économique, est l’expression la plus saillante de ce mouvement. Oui, l’on est dans quelque chose de très nouveau dont il faut comprendre l’originalité par rapport au devenir du religieux dans la démocratie et de la démocratie au-delà du religieux.
On repère dans vos écrits une tonalité optimiste. Vous dites que la démocratie qui a surmonté l’épreuve des totalitarismes et est à même de surmonter ses défis futurs comme ceux induits par un libéralisme débridé, cela grâce à ses ressources inédites à venir ?
C’est une question de temporalité. Nous sommes enfermés dans un temps court, celui des cycles électoraux. Il faut s’y résigner mais ne pas s’y laisser emprisonner. A court terme, les problèmes paraissent difficiles à résoudre, si ce n’est insolubles. Or il faut raisonner dans une temporalité plus longue. Si vous voulez, je suis pessimiste à court terme – ce n’est pas l’élection actuelle qui va résoudre les questions énormes qui se posent à nous – mais optimiste à long terme, car je ne vois pas de raisons de penser que nos problèmes sont plus difficiles à résoudre que ceux vécus par nos aînés. Pouvait-on être optimiste à court terme, en 1939, face à la menace hitlérienne ? Pourtant ce sont les démocraties qui ont gagné. L’optimisme à long terme me paraît justifié. Et je peux l’argumenter.
Ceci dit, par rapport à demain, vous soulignez que « le mouvement spontané des échanges économiques qui explique le dynamisme des sociétés et en assure soi-disant la cohésion, est une illusion, une croyance dangereuse, qui a pour but d’évacuer le politique de la scène visible ? »
Je pense que nos sociétés sont en train de courir un risque très grave ! Nous sommes devant quelque chose d’autodestructeur. Quelque chose est en train de nous faire perdre et le sens de ce qu’est une société, laquelle n’est pas un marché économique et ne peut pas l’être, et la leçon de notre liberté. C’est-à-dire, qu’au lieu que tout soit fait pour servir notre moyen collectif d’être libre, tout est fait pour nous asservir à la poursuite illusoire d’un accroissement de richesses qui, hélas aujourd’hui, ne vient plus. Là est d’ailleurs le problème ! Puisqu’au bout du compte, à l’arrivée, on n’a ni la richesse, ni la liberté. Il est donc plus que temps de regarder les enjeux de façon différente de celle avec laquelle on les a regardés. Tant nos sociétés restent convaincues que le mouvement économique, de lui-même, apportera les solutions aux problèmes qui se posent. Pour ma part, je pense que ce n’est pas le cas. Et qu’il faut au contraire raisonner politiquement. Ce qui est difficile, tellement nous avons investi un type de raisonnement. L’optimisme soviétique était l’histoire achevée de cela. Certes, c’était une histoire dramatique, avec des convulsions, des révolutions, mais au bout du bout la libération des forces productives était garantie. Alors qu’à présent, nous savons qu’elle n’est pas du tout garantie. Cela change la manière de voir…
Venons en à la conjoncture, à cette élection présidentielle. Vous avez observé une confrontation de promesses sur la manière dont sera exercé le pouvoir et non sur le contenu des actions à entreprendre. Pour vous, la crise est celle de l’orientation de nos sociétés depuis plusieurs décennies. Qui fait que la quête des hommes providentiels s’en trouve discréditée, le pays ayant besoin d’un nouveau mode de fonctionnement. A contrario, concernant Nicolas Sarkozy, il s’agit pour vous du « premier président post moderne » ?
La personnalité de Nicolas Sarkozy a quelque chose d’exemplaire du point de vue de notre temps. Ce n’est pas pour rien qu’il a gagné. Il a trouvé une correspondance avec un certain esprit de l’époque. Il a incarné un individu, avant tout privé, n’ayant qu’un sens relatif de ce qu’est la chose publique, de ce qu’est l’Etat. Dans un premier temps, sa parole libre, son indifférence au formalisme, ont séduit. Mais les choses se sont gâtées lorsqu’on s’est rendu compte que cette posture s’accompagnait d’une indifférence envers l’esprit de l’institution. Les électeurs sont ambivalents. Ils sont tentés par une offre et ils voient vite que cette offre les emmène dans un monde qu’ils ne veulent pas et ils reviennent en arrière. Au fond, cette offre se résumait ainsi : l’intérêt général n’est que la somme des intérêts particuliers. Si donc nous poursuivons tous nos buts particuliers, qui sont de vivre mieux et de gagner davantage, tout ira bien. C’est l’essence de cette pseudo-modernité qui nous a été agité devant les yeux comme un leurre : la somme des préférences privées aboutit à un bonheur public. Eh bien, ce n’est pas vrai !
Autre point de vue à propos de l’Europe, laquelle n’a pas beaucoup été évoquée durant cette campagne…
Ce n’est pas hasard…
Pour vous les élites européennes ont renoncé à poursuivre la recherche et l’affirmation d’une identité propre. Et vous avez même grossi le trait en précisant : « L’Europe a abdiqué toute ambition en matière politique, culturelle, intellectuelle ou philosophique » !
Je le pense ! Jusqu’aux années 90, les différents acteurs de l’Europe avaient conservé une certaine capacité de se concevoir avec une identité propre, singulière. Or, la chose étrange que j’aimerais comprendre, c’est que la désagrégation du bloc soviétique s’est traduite à l’Ouest par un complet abandon de l’idée qu’il y avait une originalité européenne qui venait de l’histoire et méritait d’être poursuivie, approfondie. Il s’est passé un ralliement au modèle américain de la part de nos élites. Elites étant entendu au sens large du mot, bien au-delà des patrons de l’économie et des banquiers et concernant la plupart des intellectuels. Sarkozy a été l’expression extrême de ce mouvement et c’est ce qu’il a mis en œuvre de façon assez claire. En tout cas, c’est ce qu’a ressenti le citoyen qui s’est trouvé désemparé devant ce qu’est devenu l’Europe : une chose informe n’ayant plus de rapport avec ce qu’a été le passé de ce continent et sa tradition la meilleure. Car, s’il y a des aspects atroces dans l’histoire européenne, elle comporte aussi des aspects admirables. Il n’y a pas eu que le miracle grec, il y a aussi eu un miracle européen ! Ainsi, a-t-on l’impression que les gens qui nous gouvernent n’ont plus envie de relier le présent à cette source. C’est l’essence du malaise européen. C’est comme si l’on était parti en retraite de l’histoire qui était la nôtre. Y compris sur le terrain du problème européen majeur durant deux siècles, qui fut celui de la justice sociale. Laquelle, à présent, dans la tête de nos élites, se ramène implicitement à une espèce d’assistance sociale pour les plus démunis. Quand l’enjeu était celui d’une démocratie qui soit aussi une forme de justice !
Un processus qui revient, pour beaucoup de membres de cette élite, à se demander pourquoi construire l’Europe si c’est pour la dissoudre dans la mondialisation ?
En fait, le projet de mondialisation tient lieu pour eux de projet européen…
De longue date vous manifestez un intérêt pour les médias…
On ne peut pas s’intéresser à la démocratie sans s’intéresser aux médias qui sont une part vitale de son fonctionnement…
Vous posez d’ailleurs la question de l’éducation et des médias de manière supérieure. En gros, si je vous traduit de façon abrupte, vous dites que si l’on veut obtenir des sociétés plus conformes aux idéaux d’autonomie des personnes et de capacité à se gouverner collectivement, il faut mettre le paquet sur ces deux terrains ?
Nous vivons dans une idée fausse de la démocratie, à savoir que c’est un régime naturel, fondé sur le fait qu’on demande leur avis aux gens, qu’ils le donnent, et puis qu’on n’en parle plus. Ce n’est pas cela, la démocratie ! Elle est, au contraire, la capacité de décider en commun. C’est une réalité très exigeante. Cela demande, comme vous dites, de mettre le paquet ! L’idéal démocratique, c’est de former des citoyens, de leur permettre d’être au courant, de la manière la plus éclairée possible, des grands choix mis devant la collectivité. Il faut retrouver ce filigrane. Il ne s’agit plus pas simplement de l’opinion ou chacun exprime sa préférence pour la couleur de la cravate d’un tel ou la coiffure de l’autre…
Concernant la presse écrite, vous estimez qu’elle a adopté un modèle uniforme, qu’elle s’est calquée sur les diktats de l’audiovisuel et que de ce fait, elle s’est cannibalisée à travers une « déspécification » dramatique. Et vous voyez son salut dans une sortie par le haut ?
Je ne prétends pas être un expert de la presse qui a toutes sortes de problèmes mais, le principal d’entre eux, est qu’elle a vécu au-dessus de ses moyens parce que la publicité couvrait largement ses dépenses. A la limite, certains directeurs de journaux en étaient arrivés à se dire que le lecteur, il y en avait rien à foutre. Et donc on voulait des lecteurs parce que les publicitaires en voulaient… Mais je ne vois comment pas, sans le concours de l’écrit, on peut développer une véritable information. D’ailleurs, le mot s’est déplacé. Aujourd’hui, ce dont on vous parle, c’est de l’actualité. Qu’il y ait de la radio, de la télévision, Internet, pour signaler à toute vitesse qu’il se passe telle ou telle chose, c’est très bien. Mais ce n’est pas de l’information ! Ce ne sont que des chambres d’écho de l’actualité. Et l’actualité ce sont des éléments qui se déroulent sans que, nécessairement, l’on en saisisse les tenants et aboutissants. C’est cela, la dignité de l’information ! Et je ne vois pas comment elle peut passer par autre chose que par l’écrit. Avec ce que cela suppose, en amont, de travail dans l’élaboration chez ceux qui la font et, en aval, de temps de réflexion chez ceux qui la lisent. Après, que cela passe par Internet ou un autre médias, c’est un autre problème. Je crois à la valeur du travail de production de l’information. Ce n’est pas parce que vous avez été témoin d’un attentat que vous êtes un journaliste, quelqu’un capable de construire une information. On veut là aussi faire l’économie du travail, en pensant qu’il suffit d’une photo prise par un portable et balancée sur Internet. Ce n’est pas de l’information! De la même façon, je ne vois pas comment un lecteur, au-delà de l’intervention de quinze secondes d’un protagoniste à la télé, peut se passer du travail de réflexion à partir d’un support écrit, qui restera la base, et pour très longtemps, de la manière dont fonctionnera la pensée de l’homme. Et de sa capacité à ne pas être simplement présent à quelque chose, mais à réfléchir sur ce qui s’est passé et à en tirer des conséquences. Il y a donc quelque chose d’absolument irremplaçable dans la presse écrite et si une démocratie n’en tire pas les conséquences l’on se privera d’un outil décisif. Mais il y a des gens que cela ne chagrine pas…
Oui, dans la mesure où vous dites que les médias, – je préciserais peut-être les médias fidèles au fameux « temps de cerveaux disponibles » (2) -, jouent dans le sens d’une sorte d’impuissance démocratique ?
Tout à fait ! Il y en a qui savent très bien se débrouiller avec cette impuissance (rires). Ce sont les intérêts de quelques uns contre l’intérêt de tous. C’est évident : l’impuissance démocratique débouche sur les avantages consentis aux plus puissants et plus malins.
Propos recueillis par Frank Tenaille
(1) L’expression fut attribuée à tort à Emmanuel Todd en raison d’une note de la Fondation Saint-Simon (novembre 1994). La note, intitulée Aux origines du malaise politique français, traite de l’opposition entre les élites aux vues mondialistes et des classes populaires portées vers le repli identitaire. L’expression forgée par Marcel Gauchet était utilisée alors qu’il s’exprimait sur la lutte des classes : « Il est devenu indécent d’en parler, mais ce n’est pas moins elle qui ressurgit là où on ne l’attendait pas pour alimenter la poussée électorale continue de l’extrême droite (…) Un mur s’est dressé entre les élites et les populations, entre une France officielle, avouable, qui se pique de ses nobles sentiments, et un pays des marges, renvoyé dans l’ignoble, qui puise dans le déni opposé à ses difficultés d’existence l’aliment de sa rancœur ». La lutte contre la « fracture sociale » fut l’un des thèmes de campagne de Jacques Chirac pour l’élection présidentielle française de 1995, l’impulsion d’Henri Guaino qui l’emprunta à Tood.
(2) « Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective « business », soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit (…). Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ». Patrick Le Lay, alors PDG de TF1, dans Les Dirigeants face au changement (Editions du Huitième jour, 2004)