Les Gracques, poil à gratter de François Hollande

Propos recueillis par Sylvie Pierre-Brossolette pour le Point.

À l’heure où la gauche retrouve le pouvoir en France, la crise ébranle les économies européennes. Pour les Gracques, ce cercle de réflexion qui rassemble des personnalités de la gauche modérée et organisent leur université d’été le 30 juin, le moment est stratégique pour réconcilier socialisme et économie de marché.

Pour tout savoir de l’université d’été des Gracques, rendez-vous sur www.lesgracques.fr

Le Point.fr ouvre le débat en donnant la parole à Marcel Gauchet et Sigmar Gabriel, le président du SPD.

Marcel Gauchet : « Redéfinir l’État-providence »

Le Point : Le modèle social-démocrate est-il adapté aux exigences de la mondialisation ?

Marcel Gauchet : Dans sa forme classique, sûrement pas. Mais cela ne veut pas dire que ce modèle n’est pas capable de s’adapter à la situation nouvelle. D’ailleurs, les pays qui étaient des exemples en la matière, les pays du nord de l’Europe, ont montré qu’ils savaient évoluer. L’idéal d’approfondissement de la démocratie en vue de l’accroissement de la justice sociale conserve toute sa pertinence. Ce sont les moyens d’aller vers cet idéal qui sont à repenser. Nous ne sommes plus à l’heure du compromis de classes assuré par une négociation sociale institutionnalisée entre syndicats et patronats sous l’égide d’un État contrôlant la bonne marche de l’économie. Une économie d’innovation mondialisée impose d’autres contraintes. La société a profondément changé, le rôle de l’État aussi. Mais il s’agit plus que jamais de protéger les individus contre les fluctuations accélérées de la vie économique, de les aider à s’y insérer, de limiter les effets inégalitaires de la nouvelle dynamique du capitalisme. Plus la mondialisation impose sa loi, plus le besoin de correction sociale et de réponse démocratique augmente. Il n’y a pas un modèle social-démocrate immuable. Il y a une idée de ce que doit être une société démocratique mieux vivable pour ses membres qu’il s’agit de faire évoluer en fonction des transformations du système de production des richesses.

Quelle souveraineté peut encore exercer un gouvernement de gauche sur le plan économique et social ?

Le mot de « souveraineté » est trompeur parce qu’il évoque une position de commandement qui ne s’est jamais bien appliquée au domaine économique dans le monde démocratique. Il ne s’agit pas de régenter la vie économique et sociale, il s’agit d’influer sur elle pour que ses résultats soient les plus favorables possible pour le bien-être collectif. Personne ne conteste, par exemple, le rôle déterminant des États dans « l’attractivité des territoires », grâce à la qualité des infrastructures, à la qualification de la main-d’oeuvre, à la sécurité juridique, etc. Dans la mondialisation, les États commandent moins à l’intérieur, mais ils ont à être stratèges vis-à-vis de l’extérieur. C’est là que sont les marges de manoeuvre pour un gouvernement qui s’en donne les moyens. Notre problème en la matière, c’est l’Europe, qui n’a aucune stratégie d’ensemble et qui a inhibé les capacités des États membres, en tout cas de la France. Ce sont les entreprises qui remplissent cette fonction, sauf que leur problème n’est pas l’intérêt collectif. C’est sur ce terrain qu’un gouvernement de gauche a à faire montre d’imagination.

Comment définiriez-vous la gauche française ?

Les particularités de la gauche française sont le produit de l’histoire de France, et spécialement de l’héritage compliqué de la Révolution française. S’il n’y a pas eu de social-démocratie dans ce pays, c’est parce que le suffrage universel a été tôt acquis, indépendamment de l’action du mouvement ouvrier. Dans les pays de tradition sociale-démocrate, la cause de la démocratisation du droit de suffrage et la question sociale allaient ensemble, avec les alliances que cela imposait. En France, il y a d’abord le parti républicain et puis ensuite un mouvement ouvrier qui s’est largement forgé contre la République bourgeoise. Encore y a-t-il eu un socialisme démocratique privilégiant l’implantation locale et municipale, et un socialisme jacobin privilégiant le parti révolutionnaire d’avant-garde. Aussi la gauche française, héritière de cette histoire, se caractérise-t-elle par ses profonds clivages internes. La nouveauté de la dernière période, c’est que ces fractures se sont estompées, avec la fin du communisme et l’hégémonie conquise par la sensibilité libérale-libertaire. On les discerne encore, mais les vieux repères se sont profondément brouillés. Si la gauche actuelle conserve des réflexes étatistes, elle est en même temps décentralisatrice. Elle continue de placer ses espoirs dans la dépense publique, mais elle est devenue le parti de la défense inconditionnelle des droits individuels. Je crois que nous sommes en pleine mue par rapport à la tradition.

Peut-il exister une post-social-démocratie ?

L’expression n’est ni très claire ni très belle, mais elle a au moins le mérite de souligner la nécessité d’inventer autre chose qui soit à la hauteur de la nouveauté de notre situation. Encore une fois, les buts restent les mêmes, mais il faut trouver d’autres moyens pour les atteindre. Nous avons plus que jamais besoin de services publics efficaces, mais nous voyons bien qu’il faut se poser beaucoup de questions sur les conditions de leur efficacité. Leurs agents ont d’ailleurs énormément à dire là-dessus. Il ne s’agit pas de « moderniser » contre eux, comme on ne l’a que trop fait depuis trente ans, mais de reconstruire à partir d’eux. C’est aussi une nouvelle méthode, un nouveau style de réforme qui sont à trouver. L’État-providence est à redéfinir de fond en comble, à commencer par l’organisation des soins médicaux. Comment allons-nous aménager la société du vieillissement ? L’éducation est un enjeu primordial. Quelle scolarisation pour la petite enfance, puisque nous savons que la réussite ou l’échec futurs se jouent là ? Le chantier est immense. La crise est en train de saper un à un les dogmes libéraux qui se sont imposés depuis trente ans. Nous avons le choix entre subir leur agonie interminable ou anticiper la suite, car demain sera différent. Tout cela est de l’ordre du faisable si nous sommes encore capables d’imagination politique.

Sigmar Gabriel : « Pour une Europe plus solidaire »

L’ Europe fait face à un choix historique dont dépend notre avenir commun. Réussir ensemble, afin de donner une réponse à la crise financière et monétaire et contrer les règles des marchés financiers incontrôlés ? Susciter un élan nouveau pour une Europe plus solidaire afin de sortir de la crise ? Ou alors laisser faire et risquer une dérive des marchés financiers européens ?

Nous sommes entrés dans une nouvelle ère : les représentants du libéralisme et du radicalisme des marchés font face aux ruines de leurs propres théories. Voilà près de trente ans qu’ils prêchent exclusivement la liberté des marchés pour forcer le progrès. Mais la crise financière a révélé une faille. Les marchés non réglementés et libres n’ont tout simplement pas été efficaces. Ceux qui ont prôné cette croyance mortelle étaient davantage des théologiens que des scientifiques. Ils ont énoncé des croyances. Nous, sociaux-démocrates et socialistes d’Europe, savons que les nouveaux défis nécessitent de nouvelles réponses.

Ces réponses ne sont pas à attendre des conservateurs et libéraux d’Europe. Ils ne veulent toujours pas voir que leurs idées ont échoué. Le fait qu’Angela Merkel parle de « démocraties de marché » est révélateur et montre qu’elle n’a toujours pas compris l’essentiel. Comme tous les sociaux-démocrates et socialistes en Europe, nous disons : nous avons besoin de marchés conformes à la démocratie, de marchés régis par une politique démocratique. Et nous savons que l’Europe est aujourd’hui l’endroit où nous devons mener cette lutte politique ensemble. L’Europe peut et doit être le lieu pour dompter le capitalisme ensemble une deuxième fois – et en particulier le capitalisme financier.

Les principaux chefs d’État conservateurs en Europe ont trop longtemps laissé faire les marchés. Ils ont essayé de gagner du temps avec des bouées de sauvetage, au lieu de s’attaquer aux racines de la crise et de mettre des obstacles aux marchés financiers.

Au lieu de réguler enfin les marchés financiers efficacement, de s’attaquer aux problèmes structurels dans la zone euro par une politique économique, monétaire et fiscale réellement coordonnée, les conservateurs et les libéraux ont voulu une Europe placée sous le joug d’une épargne unilatérale, ayant pour conséquence moins de services publics, moins de justice sociale, davantage de privatisations et de liberté sur les marchés. Ils ont poursuivi leur jeu spéculatif sur les marchés financiers.

Avec l’élection de François Hollande à la présidence, le peuple français a initié un changement historique. Déjà on peut en ressentir les premiers effets au niveau européen : pour la première fois, Angela Merkel prône la croissance. Pour la première fois, le gouvernement allemand est favorable à la taxation des spéculateurs. Pour la première fois, nous discutons des étapes menant à une Union politique.

Bien qu’aujourd’hui on parle de l’Europe, on en parle moins en termes de paix et de réconciliation, de liberté et d’émancipation, et plus en termes d’économie de marché : bouclier, mécanisme de stabilité ou restructuration de la dette. Le discours sur l’Europe s’écrit de plus en plus avec un vocabulaire d’économistes. Nous pouvons abandonner l’Europe, mais pas l’économie d’entreprise.

Alors que l’Europe représente beaucoup plus que cela : plus que l’euro, plus qu’un marché unique, plus que les traités et les institutions qui aujourd’hui font la cohésion de l’Union. L’Europe est aussi et surtout une grande idée de la coexistence des peuples et des nations. Établir ce contrat social européen entre citoyens et citoyennes est l’une des tâches principales d’une démocratie sociale juste en Europe. L’Europe en tant que communauté de protection sociale et la représentation des intérêts des citoyens et citoyennes dans le monde de demain – telle est notre vision démocratique et socialiste pour une nouvelle, une autre Europe au XXIe siècle.

(Traduit de l’allemand par traductions online de Sauveterre)

Propos recueillis par Sylvie Pierre-Brossolette.

Marcel Gauchet Philosophe et historien. Directeur d’études à l’EHESS.
Sigmar Gabriel Président du SPD

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