Pour Marcel Gauchet

Tribune de Patrice Gueniffey publiée dans Le Monde du 20 octobre 2014 (daté 21 octobre 2014).
Patrice Gueniffey est directeur du Centre de recherches politiques Raymond Aron à l’EHESS.

Jadis, on aurait parlé de cabale contre Marcel Gauchet. On dira plus sobrement qu’il est depuis trois mois la cible d’une chasse aux sorcières, d’un procès d’intention et d’attaques ad hominem dont la répétition – car il n’est pas le premier – témoigne de la dégradation du débat public dans notre pays.

Tout a commencé pendant l’été lorsque deux prête-noms ont signé une tribune où ils s’indignaient de ce que Marcel Gauchet fût invité à prononcer, le 8 octobre, la conférence inaugurale des Rendez-vous de l’histoire de Blois, le rendez-vous annuel des historiens, des éditeurs et du public amateur d’histoire. Si les organisateurs de cette manifestation ne cédaient pas à leur ultimatum, prévenaient-ils, ils appelleraient à un boycottage. Leur motif ? L’hostilité supposée de Marcel Gauchet au mariage pour tous constitutive évidemment, à leurs yeux, d’un intolérable penchant homophobe, et, plus généralement, de ses accointances avec la réaction.

Les responsables des Rendez-vous de Blois n’ayant pas cédé à ces manœuvres d’intimidation, la polémique a rebondi après s’être apaisée le temps que passe la saison des bains de mer. Une pétition signée dans Libération, des tribunes dans Le Monde et sur le site Mediapart ont fait rebondir l’affaire et permis de compléter le réquisitoire : homosexualité, immigration, indemnisation des chômeurs et domination du libéralisme mondialisé. Sur toutes ces questions, M. Gauchet serait l’organe de  » la France moisie « , dont sa revue, Le Débat, serait le rendez-vous.

L’intelligence : une denrée rare

Je ne vais pas défendre M. Gauchet contre ceux qui l’accusent sans l’avoir lu ou qui, l’ayant lu, n’ont pas compris un traître mot de ses écrits. Tant de bêtise, de méchanceté et d’ignorance crasse n’ont rien de stupéfiant. De nos jours, l’intelligence est devenue denrée rare ; le nombre des nécessiteux est infini. Remarquons tout de même que si M. Gauchet avait été de droite, il n’aurait pas eu à affronter la meute déchaînée des demi-savants dont nos universités et nos instituts de recherche abritent avec générosité tant de spécimens.

Mais voilà, et c’est bien là son crime, par lequel cette polémique grotesque n’est pas aussi vide de sens qu’il y paraît : Marcel Gauchet est de gauche. Il est même celui qui, depuis plusieurs décennies maintenant, s’est appliqué avec le plus de constance et de profondeur à explorer la condition de l’individu moderne, à étudier les évolutions de nos sociétés démocratiques, à en interroger les mystères et les paradoxes, et, pour revenir à un niveau plus prosaïque, à réfléchir aux voies par lesquelles la gauche française pourrait, sans renoncer à ses valeurs, s’accorder enfin à la société moderne et à ses mutations. C’est ce qui contrarie les orphelins de la lutte des classes, à l’heure où la gauche au pouvoir s’engage dans un timide aggiornamento tandis que le  » peuple de gauche « , le vrai, est d’ores et déjà, et définitivement, passé avec armes et bagages au Front national.

C’est la  » gauche Valls  » qui est, au-delà de Marcel Gauchet, la vraie cible de cette campagne de dénigrement, et cette polémique, un signe de plus de la décomposition très lente, mais certaine, de la gauche nostalgique d’une révolution qui ne viendra plus. Cette gauche imbécile aboie d’autant plus fort qu’elle jette ses derniers feux. Sans réelle audience dans la société française, elle ne survit dans certains secteurs protégés – l’université en est un – que grâce à l’appui qu’elle trouve dans une partie de l’administration et auprès des syndicats. Ainsi des idées politiques vermoulues peuvent-elles perdurer et des théories loufoques prospérer.

Que l’on soit de gauche ou, comme l’auteur de ces lignes, de droite, chacun devrait prendre la mesure de l’importance de l’œuvre de Marcel Gauchet, car l’adaptation de la gauche française aux évolutions du monde n’est pas l’affaire de la seule gauche : elle est essentielle à l’avenir de notre pays. Nul n’est obligé d’acquiescer benoîtement aux propos ou aux thèses de Marcel Gauchet. De cela je conviens bien volontiers, mais j’ai lu quelque part qu’il n’était pas le  » grand penseur  » que l’on prétend. Dans la plupart des pays, ce serait un motif de profonde satisfaction de posséder un intellectuel de ce niveau. Il nous fait collectivement honneur. L’auteur du Désenchantement du monde (Folio, 2005) – expression inventée par Max Weber – n’est pas le premier plumitif venu. Le savoir et l’intelligence méritent le respect. Il y a des œuvres dont on ne doit approcher qu’avec prudence, surtout lorsqu’on entend les réfuter, et non avec pour tout viatique une lecture superficielle et un appareil de citations tronquées ou falsifiées.

C’est à gauche que devraient s’élever des voix pour dire leur indignation devant les méthodes staliniennes employées par nos modernes Fouquier-Tinville. Ceux-ci me rappellent les Mémoires d’André Thirion qui, dans le Paris des années 1920 et 1930, avait beaucoup fréquenté surréalistes et communistes. Il avait intitulé son livre Révolutionnaires sans révolution. La formule décrit exactement la meute qui a lancé, ou signé, ces appels au lynchage médiatique. André Thirion brossait un tableau sans complaisance de ces intellectuels au fond très bêtes et très méchants. Le portrait d’Aragon et d’Elsa Triolet, en particulier, vaut le détour. Si je voulais comparer les Fouquier-Tinville de 1930 et ceux d’aujourd’hui, je dirais qu’Aragon était un salaud, l’affaire est entendue, mais qu’au moins lui avait du talent.

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