Entretien publié le 26 juin 2015 dans La Terrasse, n° 234.
Propos recueillis par David Gwénola.
Penseur inclassable, philosophe, historien, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, Marcel Gauchet figure parmi les plus fins analystes de la société française. Il décrypte ici la « crise de l’école » et le rôle de la culture dans la transmission.
Le débat sur la réforme du collège a farouchement opposé les défenseurs de la culture classique et de l’élitisme républicain aux partisans de la refonte d’une école jugé trop élitiste, incapable d’ébranler la pyramide des inégalités et de s’adapter à la réalité des élèves. Est-ce un nouvel épisode de la sempiternelle querelle entre les républicains et les pédagogues ?
Marcel Gauchet : La polémique, très confuse, a télescopé deux sujets. D’une part, la refonte des programmes, menée selon une procédure inédite qui intègre une consultation des enseignants ; d’autre part, la réforme du collège qui modifie l’organisation des enseignements. Les changements apportés sont en réalité superficiels. L’ampleur et la vivacité de la controverse tiennent à la prise de conscience, provoquée à cette occasion, des transformations advenues dans l’univers scolaire, dans un pays qui donne à l’école une fonction centrale dans le fonctionnement politique républicain. La question porte en vérité fondamentalement sur l’identité scolaire de la République en France. Resurgit un problème lancinant qui n’a jamais été résolu depuis l’instauration en 1975 du collège unique, destiné à accueillir tous les élèves jusqu’à la Troisième et à leur dispenser un enseignement commun. Autrefois, deux voies existaient. L’école gratuite, obligatoire et laïque, sanctionnée par le certificat d’études, suivie pour les meilleurs de l’enseignement primaire supérieur, et le lycée, qui conduisait les élèves depuis les « petites classes » jusqu’au baccalauréat et leur ouvraient les portes de l’université. Le collège unique démocratise le « petit lycée » mais fait entrer dans la même institution deux logiques totalement différentes : assurer un socle commun de connaissances pour toute une génération, dans une visée égalitaire de démocratisation, et dispenser un enseignement conçu selon un modèle élitiste, en vue d’études supérieures, qui donc, par nature, n’est pas adapté à tout le monde. Cette contradiction conduit à un système qui aujourd’hui accentue les inégalités sociales. Elle pose à l’institution scolaire la question de l’égalité et de l’équité. Chaque année, 150 000 enfants quittent l’école sans diplôme et sans savoir grand-chose. Résoudre ce dilemme, certes très complexe, voilà la priorité.
La « crise de la transmission » est souvent invoquée. Chaque projet éducatif révèle en filigrane une vision de la société. Dans quelle mutation sociétale cette évolution s’inscrit-elle ?
M. G. : Nous sommes définitivement passés d’une société de tradition à une société de la connaissance, de la transmission à l’apprentissage. Jusque dans les années 60, l’idée de l’école, très consensuelle, reposait sur le principe qu’une génération en éduque une autre. Les nouveaux venus étaient socialisés aux usages de la tribu et devaient acquérir, dans la mesure de leur capacité, les acquis de la génération en place, c’est-à-dire un ensemble de symboles et de savoirs, pour être en mesure de lui succéder. Cette conception explique alors les traits du fonctionnement de l’école dite traditionnelle, fondé sur l’inculcation autoritaire des codes sociaux et des acquis culturels considérés, avec des nuances selon les milieux et les opinions, comme indispensables pour évoluer dans la société. Une révolution culturelle souterraine s’est produite dans les années 70 : l’articulation entre la transmission et l’apprentissage s’est disloquée. L’éducation devient centrée sur l’élève apprenant, supposé auto-construire ses savoirs. Sa mission directrice ne consiste plus à assurer la socialisation des individus mais à contribuer à leur épanouissement. Ce changement radical de paradigme coïncide avec le processus d’individualisation, avec la fin de l’emprise religieuse, la promotion de la valeur d’égalité, et la liberté de chacun dans ses parcours de vie, qui caractérisent la modernité.
La transmission pourtant résiste et s’opère toujours au sein des familles et entre pairs, notamment chez les adolescents.
M. G. : La famille devient plus que jamais le laboratoire de la formation des acquis culturels, qu’elle transmet naturellement très efficacement. Alors que l’intention était au contraire de compenser l’héritage familial par l’acquis scolaire, l’école voit son rôle reculer. Elle veut ignorer les mécanismes informels et invisibles de transmission qui continuent de produire leurs effets sur les jeunes générations et qui conditionnent largement, de l’extérieur, son propre fonctionnement. Les élèves qui réussissent sont ceux en effet qui bénéficient du bagage socioculturel leur permettant de structurer leurs apprentissages. La transmission résiste parce qu’elle répond à un besoin fondamental de l’humain de s’inscrire dans l’Histoire. Le grand manque de notre culture présente, c’est l’insuffisance de la dimension historique. L’homme est ontologiquement un être de culture, d’héritage. Il ne peut se construire comme individu tourné vers l’avenir sans se rapporter à un passé collectif. Il y a un avant nous, qui est en nous, et il y aura un après nous. L’humanité suppose ce sentiment d’appartenance qui va au-delà des limites de notre propre existence. C’est l’enjeu de la culture.
« Le grand manque de notre culture présente, c’est l’insuffisance de la dimension historique. »
Quels sont ces mécanismes informels de la transmission ?
M. G. : Ils reposent sur les propriétés de notre esprit. Nous vivons sur une idée de la raison qui nous trompe car elle ne laisse pas la place à ces phénomènes, nécessaires pour accéder à un domaine culturel quelconque, qu’il s’agisse de la poésie, du théâtre ou des mathématiques, et qui tiennent à l’ésotérisme des savoirs et des systèmes de significations propres à chaque discipline. Prenons l’exemple de la musique, à priori accessible à tout le monde, universelle puisqu’affranchie de l’obstacle de la langue. Mais pour pénétrer, au-delà de l’émotion ou de la consommation, dans l’esprit qui conduit à la création – l’usage d’un instrument, le code du solfège ou la science de la composition -, il faut une démarche qui n’est pas une démonstration rationnelle mais une familiarisation progressive, basée fondamentalement sur l’identification personnelle. Nous arrivons ici sur le terrain de la psychanalyse. Le fait de côtoyer quelqu’un pour qui la musique la plus complexe est évidente, permet d’entrer dans cet univers, par osmose, par commerce, par capacité de se mettre à la place de l’autre. Voyez les familles de musiciens ! A l’inverse, une personne qui, enfant, n’aura eu aucun contact avec l’univers musical éprouvera énormément de peine à s’y glisser à l’âge adulte. Plus les formes culturelles sont sophistiquées, plus cette transmission empathique nous donne une aisance, un accès, que la raison raisonnante ne nous offre pas. C’est le grand obstacle à la démocratisation culturelle. La culture reste une muraille de Chine pour ceux qui n’ont pas bénéficié de ce travail de familiarisation. L’entrée passe par ce processus de transmission, qui n’est pas volontaire mais qui agit par identification.
Comment traduire ce constat dans la politique d’éducation artistique et culturelle ?
M. G. : L’accès ne s’ouvre pas qu’avec l’approche analytique des œuvres, qui souvent prévaut. Il passe par le contact personnel, par le commerce avec des artistes, par la familiarité avec des gens de l’art.
Faut-il réarticuler apprentissage et transmission pour tracer une nouvelle voix pédagogique ?
M. G. : L’impasse scolaire actuelle nous y oblige. Ce que l’enseignant transmet de plus précieux aux enfants n’est pas souvent ce qu’il croit. C’est son savoir-faire qui va les aider à surmonter la difficulté d’apprendre, à se repérer dans des champs qui leur sont étrangers. Il ne faut donc pas opposer transmettre et apprendre mais les allier.
A lire : Transmettre, apprendre, de Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet et Dominique Ottavi, éditions Stock.
L’enfant imaginaire, de Marcel Gauchet, Le Débat n°183, janvier 2015, éditions Gallimard.
Propos recueillis par David Gwénola.