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Les métiers du livre dans la crise des médiations

Les Cahiers de la librairie, n°7, janvier 2009

J’adopterai un angle de vue inhabituel pour parler des problèmes auxquels les métiers du livre sont confrontés : je les replacerai dans un éclairage général. Chaque corporation a coutume de plaider la spécificité de sa cause, le caractère original de ses difficultés. J’adopterai la démarche inverse. En la circonstance, il me semble que départiculariser le sujet le rend mieux intelligible. À côté des questions propres qui se posent à la chaîne du livre, et que je ne songe pas à méconnaître, quelques-unes des questions les plus pressantes qui la travaillent sont en fait des questions communes. Elles sont à l’œuvre dans tous les domaines de la vie sociale, sous des formes chaque fois singulières, sans doute, mais dont la diversité ne doit pas empêcher de reconnaître l’unité de source. Elles se ramènent à une même crise des médiations. Crise générale, qui concerne I’ensemble des structures, des institutions, des organisations qui remplissent une fonction d’intermédiaire entre la demande individuelle et I’offre collective au sein de I’espace public. Continuer la lecture

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Non classé

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Mais que fait l’école ? (débat organisé par les Editions de l’EHESS)

Jeudi 23 octobre 2008

Pour savoir véritablement ce que fabrique l’école, il faut savoir ce qu’elle fait aux élèves et aux enseignants mais aussi ce qu’élèves et enseignants lui font à leur tour. Car au-delà du seul critère des performances, c’est de l’observation de l’expérience scolaire que l’on peut tirer la connaissance la plus claire des effets des politiques, c’est à partir des pratiques réelles passées au crible de l’enquête et de l’analyse qu’on peut penser au mieux l’éducation.. Mais peut-on et veut-on croire les sociologues ? À l’heure où s’esquisse un tournant décisif pour la vie de l’école, les Éditions de l’Ehess et les Cercles de formation invitent chercheurs en sciences sociales et acteurs du monde scolaire à la discussion. Continuer la lecture

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Education, Intervention de fond, Vidéos et Sons

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Marcel Gauchet – Xavier Darcos : Comment donner une nouvelle légitimité à l’école ?

Le Figaro, 22 octobre 2008

Dans un contexte social agité, le ministre de l’Éducation, Xavier Darcos a détaillé hier sa réforme du lycée. Le philosophe Marcel Gauchet, directeur d’études à l’EHESS et rédacteur en chef de la revue Le Débat, vient pour sa part de publier aux Editions Stock ouvrage intitulé

 

Conditions de l’éducation. Ensemble, ils débattent des questions de fond agitant l’école, des mutations qui la guettent, de la «désacralisation» du savoir ou du thème de l’autorité.

Le Figaro– Marcel Gauchet, vous affirmez que l’affaiblissement de l’autorité de l’enseignant est lié à la perte de légitimité du savoir, comme si la connaissance avait perdu son caractère sacré.

Marcel Gauchet – Nous avons voulu mettre en évidence l’impasse qui consiste à vouloir faire traiter par l’école des problèmes qui se nouent hors d’elle. C’est à cela que s’épuise l’entreprise éducative depuis un quart de siècle. L’école ne peut traiter que les problèmes qui sont de son ressort. Or, nous avons affaire à une évolution des mentalités qui, tout en donnant une grande place aux savoirs, leur enlève leur légitimité fondamentale. Celle-ci remonte au mythe biblique. Selon ce mythe, l’humanité veut savoir, il suffit de lui en donner les moyens pour qu’elle progresse par la connaissance. Ce principe est mis en cause. Que peut l’école contre une désintellectualisation dont témoignent aussi bien les élèves que leur environnement ? Les pédagogues ne régleront pas cette question avec des recettes didactiques. Continuer la lecture

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Intervention de circonstance

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La crise de la démocratie

Entretien de Gérard Leclerc avec Marcel Gauchet paru dans le numéro 3113 de France Catholique daté du 4 avril 2008.

Marcel Gauchet, philosophe né en 1946, est l’auteur du livre plus que fameux «  Le Désenchantement du monde  », en 1985, où il analysait la sécularisation de la société occidentale mais expliquait aussi que le christianisme était «  la religion de la sortie de la religion  ». À une production énorme en quelques années s’ajoutent actuellement quatre volumes consacrés à une enquête sur la crise de la démocratie hier, aujourd’hui… et demain  !

Gérard Leclerc : Quelles étaient vos intentions en commençant ce nouveau travail  ?

Marcel Gauchet  : J’avais d’abord le désir d’aboutir à une conceptualisation rigoureuse de la démocratie. En général on se rabat sur des notions institutionnelles qui sont justes mais qui ne saisissent pas le phénomène dans son ensemble. Je conçois la démocratie comme le concept englobant de la modernité et j’essaie de comprendre en quoi la modernité et la démocratie ont partie liée.

Deuxième intention  : la frustration croissante que j’ai ressentie devant ce qui tient lieu aujourd’hui de pensée sur la démocratie – celle de Tocqueville. Le point de vue tocquevillien a acquis une ’hégémonie d’évidence’ qui masque l’essentiel. J’aurais pu intituler mon livre  : De la démocratie en Europe par opposition à De la démocratie en Amérique. Le voyage de Tocqueville aux États-Unis a permis de comprendre, en son temps, des aspects de la démocratie européenne. Mais pour comprendre la dynamique de la démocratie dans le monde d’aujourd’hui, il faut adopter une perspective longue, très longue, car le cadre européen permet de comprendre des choses que l’exemple américain ne donne pas à voir.

Troisième intention  : approfondir mon diagnostic de la crise de la démocratie afin d’anticiper de manière plausible ce qui pourrait se passer lorsque nous sortirons de cette crise.

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Entretien

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Une critique des deux premiers volumes de « L’Avènement de la démocratie »

On trouvera sur le site de la Vie des idées une critique des deux premiers volumes de « L’Avènement de la démocratie », proposée par Blaise Bachofen.

Débanaliser la démocratie : Marcel Gauchet entre enchantement et désenchantement – La Vie des idées.

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Textes sur l'œuvre de M. Gauchet

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Bilan et perspectives de la laïcité aujourd’hui

Marcel Gauchet est intervenu avec Claude Klein, juriste et professeur de droit, et Paul Thibaud, philosophe et président de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France, dans le cadre d’une conférence-débat animée par Simon Midal, président d’honneur du Bné Brit France, et intitulée « Laïcité juive et laïcité chrétienne », qui a eu lieu le 27 novembre 2007 à l’Institut Catholique de Paris.

Akadem, le campus numérique juif, vient de mettre en ligne en accès libre l’enregistrement vidéo de cette conférence-débat.

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Intervention de fond, Vidéos et Sons

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Penser la société des médias

Conférence donnée par Marcel Gauchet dans le cadre des Rencontres du nouveau siècle à Lille le 22 juin 2006.

Intervention de fond, 12 pages disponibles en PDF pour une meilleure impression

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Intervention de fond

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Qu’est-ce qui fait tenir notre société ?

Entretien de Gérard Leclerc avec Marcel Gauchet publié dans le n° 3025 de France Catholique daté du 19 mai 2006.

Gérard Leclerc : Toutes les sociétés sont-elles politiques ?

Marcel Gauchet : Oui, y compris les sociétés antérieures à l’Etat. Au XXe siècle, l’ethnologie nous a appris à reconsidérer ces sociétés sans Etat, qui ont existé pendant la période la plus longue de l’histoire de l’humanité – cent mille ans à coup sûr, sans doute beaucoup plus. Pendant cette très longue période, les sociétés humaines n’étaient pas ces hordes à moitié informelles et barbares qu’un exotisme naïf continue de nous dépeindre : les sociétés sans État étaient des sociétés pleinement politiques. Ce fait doit être souligné car il change notre appréciation du devenir humain dans sa plus grande durée.

Quelles sont les configurations politiques qui ont marqué l’histoire ?

Marcel Gauchet : On pourrait distinguer trois configurations :
Le politique sans l’Etat, qui est pour nous la forme la plus énigmatique. Je propose d’y voir le refoulement de la politique par la religion. Dans ces sociétés, c’est le religieux qui organise visiblement l’être-ensemble ; il se présente dans une disposition et avec un contenu qui recouvrent et neutralisent le politique.

L’âge classique des Etats – soit quelque chose comme cinq mille ans. C’est l’âge du partage des tâches entre le politique et les religions. Le politique s’appuie sur la religion, la religion passe par le politique. Je n’insiste pas : cette configuration nous est familière.

L’âge de l’Etat moderne commence au XVIe siècle : le politique prend par étapes la relève du religieux en matière d’organisation collective.

Cela ne veut pas dire que la religion disparaît mais elle change de nature et de fonction. Elle cesse d’être ce qui fait tenir les sociétés ensemble pour devenir l’affaire des individus. Elle est remplacée dans sa tâche fonctionnelle par les Etats : c’est ce que j’appelle la « sortie de la religion », c’est-à-dire la sortie de la fonction structurante de la religion dans l’existence collective. Telle est l’originalité de la modernité.

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Entretien

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La démocratie des individus

Entretien publié dans Sud Ouest le 3 avril 2006
Propos recueillis par Héloïse Lhérété

ENTRETIEN- Le philosophe Marcel Gauchet examine nos passions politiques et déplore cette immaturité qui nous retient encore dans le monde du XXe siècle qui n’est plus.

Sud Ouest : Vous évoquez régulièrement l’idée d’une crise de la démocratie. Qu’est-ce qui est en crise, les institutions, le pouvoir ou les valeurs démocratiques ?

Marcel Gauchet : La démocratie est toujours en crise, par nature : elle est conflictuelle. Mais la crise dont je parle revêt un sens plus précis. Historiquement, nous avons connu deux grandes crises de croissance de la démocratie. La première se déclare autour de 1900, avec l’irruption des masses en politique. Les gouvernants ne trouvent pas les instruments institutionnels, politiques et intellectuels pour administrer le suffrage universel. Le symptôme majeur de cette crise est le développement des totalitarismes. Nous sommes rentrés depuis les années 1970 dans une nouvelle crise de la démocratie. Nous sommes passés d’une démocratie de masse à une démocratie des individus. Les masses, la classe ouvrière, le prolétariat et la nation ont été évacués du discours politique. L’individu, au contraire, est devenu central. Il revendique, dans tous les domaines, ses aspirations à la liberté et à l’égalité. Or les institutions semblent incapables d’encadrer cette explosion des libertés et des droits. Les principes démocratiques sont désormais incontestables et triomphants, mais nous ne savons pas encore faire fonctionner une démocratie des individus. Cela aboutit à une impuissance politique radicale et à la dissolution des institutions.

Cette démocratie des individus coexiste pourtant avec de grandes passions politiques collectives. N’y a-t-il pas là un paradoxe ?

Je crois au contraire que les vieilles passions politiques ont disparu. La mobilisation contre le CPE que nous vivons actuellement n’a rien d’insurrectionnel, et je ne suis pas sûr qu’elle soit très collective. Les manifestants conjoignent leurs demandes pour conserver leur statut et ressentent toute réforme comme une atteinte à leurs droits individuels. Ils sont purement défensifs. Ils exhortent le gouvernement à ne rien faire et n’ont pas l’ombre d’un projet alternatif. On est très loin du concours d’imagination de Mai 68. La démocratie de masse était utopique et propositionnelle. Notre démocratie des individus fonctionne essentiellement au veto et à la censure.

Cette crise constitue-t-elle une spécificité française ?

Elle touche l’ensemble de l’univers occidental développé, mais la France est un des pays les plus atteints. L’une des raisons essentielles tient à la relation ambivalente, entre dépendance et rejet, que les Français entretiennent avec leur Etat. Ils le convoquent sans cesse pour simultanément le rejeter. Ils veulent, par exemple, plus de sécurité, mais refusent le contrôle policier. Ils exigent toujours plus de lois, mais une fois qu’elles ont été votées en leur nom, ils en contestent l’application. Même le principe majoritaire a perdu son évidence, et tout le monde semble trouver normal qu’un million de personnes puisse exiger le retrait d’une loi votée par le Parlement.

Les hommes politiques ont-ils encore une marge de manœuvre ?

La société française est travaillée par des contradictions que saura sans doute saisir un homme politique de talent pour faire avancer la démocratie. Mais pour l’instant, nous avons des hommes politiques formés dans une époque antérieure, qui n’ont absolument pas intégré le nouveau cours du monde tel qu’il se déploie depuis 1975. Tous sont pris dans la philosophie de l’Etat providence : « Il n’y a pas de problème que la subvention ne puisse résoudre ! » Ils mènent la guerre du siècle précédent, avec une obstination qui m’étonne tous les jours.

Pour se dégager de toute responsabilité, la classe politique se réfugie derrière un langage économiciste. L’argument de la mondialisation est révélateur. Il permet de se réfugier derrière une contrainte externe : « Ce n’est pas de notre faute puisque ça vient de l’extérieur ! » Il dispense de réfléchir sur le mouvement interne de nos sociétés et sur les spécificités de la crise française.

Rejet de la Constitution européenne, crise des banlieues, manifestations contre le CPE : ces trois événements ne révèlent-ils pas, chacun à leur manière, un rejet de la classe politique ?

Si. Il existe un contentieux français profond entre l’autorité et la base. Ce problème vient de loin mais il est réactivé actuellement, sous l’effet de l’épuisement des mécanismes d’alternance. L’idée que Dominique de Villepin soit remplacé par un socialiste, quel qu’il soit, ne donne à personne l’impression qu’un projet alternatif est en vue. Mais la défiance à l’égard du politique s’explique plus profondément par l’exacerbation des inégalités. Il existe une inégalité matérielle entre la mince couche qui bénéficie des effets positifs de la mondialisation et une masse qui n’a pas les moyens d’y entrer. Il y a aussi une inégalité moins visible, mais dévastatrice, dans le rapport à l’information. Beaucoup de gens, même instruits et informés, ont le sentiment de ne pas avoir les clés qui leur permettraient de se conduire dans le monde. Ils ne parviennent pas à déchiffrer la vie sociale et à s’y orienter. D’où une grande frustration et l’impression d’une dépossession totale. A l’opposé émerge une élite sociale qui possède les clés d’interprétation, le modus operandi de la société actuelle. Cette inégalité croît à vitesse galopante.

Vous vous déclarez « philosophiquement socialiste », mais vous ne semblez pas hostile aux théories libérales…

Je me dis philosophiquement socialiste mais je réprouve l’indigence du socialisme politique d’aujourd’hui, qui est une sorte de social-démocratie ramollie et abâtardie dans laquelle je ne me reconnais pas. Je me donne donc le droit de critiquer les politiques du Parti socialiste, tout en me reconnaissant dans les valeurs au nom desquelles elles sont menées, ce qui n’est jamais très confortable. Le Parti socialiste français a accompli cette performance d’être à la fois sectaire et mou. Son seul argument consiste en une disqualification morale de la droite et du libéralisme. Comme si la démocratie n’était pas la coexistence, conflictuelle, mais coexistence malgré tout, d’une droite et d’une gauche, de libéraux, de conservateurs et de socialistes. J’ai cessé de dire que j’étais antilibéral, non que je ne le sois plus mais parce qu’il me semble insupportable de voir sans cesse jeter l’opprobre sur les libéraux comme s’ils étaient des ennemis du genre humain. L’antilibéralisme français relève du délire. Je suis curieux de savoir ce que les libéraux ont à dire, même si je ne suis pas d’accord avec leur vision des choses. Toute décision politique conséquente dans le monde où nous sommes ne peut être autre chose qu’un compromis entre les positions libérales et socialistes.

Propos recueillis par Héloïse Lhérété

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Entretien

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L’Occident est aveugle sur les effets de la mondialisation de l’économie et des moeurs

Entretien publié dans Le Monde du 11 mars 2006.

Vous qui aviez décrit, dans les années 1980, la venue d’un monde « désenchanté », n’êtes-vous pas surpris par le retour brutal de la religion sur la scène politique internationale ?

Non. J’avais été étonné, comme tout le monde, par la révolution islamique en Iran, mais depuis, j’ai toujours pensé que nous n’étions pas au bout de nos surprises avec ce double mouvement paradoxal de la « sortie » de la religion, qui s’accélère en Occident – le cas des Etats-Unis étant atypique – et de la réactivation des identités religieuses dans le reste du monde, spécialement le monde islamique. J’insiste : ce n’est pas à un « retour » de la religion en bonne et due forme que nous assistons, mais à une reviviscence des identités à caractère religieux.

Le problème des Européens est qu’ils ne parviennent plus à comprendre ce que la religion veut dire dans des sociétés où elle garde une force très structurante. Ils ont oublié leur propre passé. Pour eux, la religion est devenue un système de croyances individuelles et privées. Or le reste du monde ne fonctionne pas ainsi. Il n’est pas épargné par la « sortie » de la religion, qui s’accélère, au contraire, avec la mondialisation. Mais cette « sortie » d’une organisation religieuse du monde, détruite par l’urbanisation, l’économisme de type occidental, le raisonnement libéral, l’efficacité technique et la consommation, cohabite avec l’aspiration à retrouver la religion traditionnelle.

On aboutit ainsi à une réactivation qui s’explique également par l’échec des formes antérieures de modernisation …

En effet. L’occidentalisation à marche forcée, le développement, le nationalisme arabe, le panarabisme, le socialisme, tout cela a échoué. Que reste-t-il ? L’identité religieuse, la conscience collective ordonnée autour de l’acquis d’une tradition. Poussez ce mouvement de ressaisie jusqu’au bout, et vous avez le fondamentalisme, où il ne s’agit plus seulement de retrouver la religiosité coutumière, mais la vérité des origines détournée par la corruption du présent.

L’affaire-prétexte des caricatures de Mahomet a montré l’immense ressentiment de populations qui se sentent méprisées, laissées pour compte de l’histoire, en situation d’échec perpétuel par rapport à un Occident qui ne mesure pas combien la pénétration de ses façons de faire et de penser est destructrice pour les rapports sociaux en place, notamment dans cet islam qui, autant qu’une foi, est une règle de vie. L’Occident est aveugle sur les effets de cette mondialisation de l’économie et des moeurs, en termes de désagrégation de la famille traditionnelle, de changement violent dans le rapport entre hommes et femmes, entre générations. C’est d’un soulèvement existentiel qu’il s’agit.

Comment expliquez-vous cet « aveuglement » des Occidentaux ?

De la première guerre mondiale à la fin de la décolonisation, les Européens ont connu un moment de crise de leur bonne conscience de dominateurs. Ils ont essayé de comprendre ces autres cultures et civilisations qu’ils avaient si longtemps piétinées. Aujourd’hui, c’en est fini de cette remise en question. Ils sont globalement réconciliés avec leur histoire. Ils n’ont plus de prétention impériale, ils sont partisans de la coexistence pacifique des cultures, ils célèbrent la différence, mais ils ne s’intéressent pas beaucoup à ce qui n’est pas eux.

L’échec du projet de révolution socialiste et l’écroulement du bloc soviétique ont, en outre, imposé l’idée que la démocratie est un système indépassable et que le capitalisme de marché a fait ses preuves. Ce consensus sur le fonctionnement de nos sociétés ne pousse pas à la relativité du regard vis-à-vis du reste du monde. Il n’y a qu’une manière d’être moderne… Que ceux qui n’ont pas encore la chance de posséder la démocratie, la liberté d’expression, le marché, les droits de l’homme y passent d’urgence !

Pourquoi le ressentiment est-il plus vif qu’ailleurs en terre d’islam ?

Parce que la proximité fonctionne comme un facteur aggravant. C’est le troisième monothéisme, une religion qui se pense dans la suite du judaïsme et du christianisme et qui se veut comme le sceau de la Prophétie, la révélation ultime et définitive. Or aujourd’hui les fidèles du Prophète se trouvent, inexplicablement, dans une situation de vaincus, de dominés, et à plus d’un titre. Ils ont subi la colonisation. Le conflit israélo-palestinien est vécu comme le symbole de la perpétuation de cette humiliation coloniale. Par surcroît, ce développement à l’occidentale qu’ils subissent comme une agression ne marche pas.

C’est la différence avec des pays comme la Chine ou l’Inde. Le ressentiment nationaliste n’y est sûrement pas moindre, mais ces pays peuvent compter sur une cohésion collective et des structures politiques qui permettent de s’approprier avec succès, comme le Japon l’avait fait auparavant, la technique occidentale et le mode de raisonnement économique qui va avec. Il leur est possible de nourrir l’ambition de battre les Occidentaux sur leur propre terrain, tout en maîtrisant le processus et en restant eux-mêmes.

On ne trouve rien de pareil dans le monde arabo-musulman. Les Etats y sont à la fois faibles et tyranniques. Les outils de modernisation manquent. Dans ces conditions, on subit les dégâts d’une occidentalisation rampante sans en recueillir les bénéfices. L’impression de dépossession en est démultipliée. Comment ne pas voir l’incertitude profonde sur la solidité de sa religion qui anime la prétention de la mettre à l’abri de toute discussion ?

La liberté d’expression, dont l’Occident fait un absolu, doit-elle être limitée pour des motifs religieux ?

Non, ce serait hypocrite et inutile. L’Occident resterait ce qu’il est, nonobstant les limites qu’il ferait semblant de s’imposer. On ne peut pas plus demander aux musulmans de renoncer à ce qu’ils sont que demander aux Occidentaux de renoncer à leur bien le plus symbolique et le plus précieux : la liberté de pensée et d’expression.

Encadrer la liberté d’expression, légitimer des exceptions pour des motifs religieux serait une mauvaise réponse à une bonne question. Les gouvernements occidentaux ont d’abord à témoigner, par des actes tangibles, de leur capacité de prendre en compte la situation d’un monde islamique vis-à-vis duquel, il faut bien le dire, notre attitude se réduit à une indifférence globale, mâtinée de peurs ponctuelles. Précisément parce que nous sommes la civilisation de l’autocritique, nous avons à montrer que, si nous sommes ce que nous sommes, nous sommes aussi disposés à nous mettre à la place des autres. C’est une question de responsabilité politique à l’échelle de la conscience collective. Entre autres initiatives, une institutionnalisation européenne, conséquente et ouverte, de la connaissance de l’islam aurait valeur de signe exemplaire : nous sommes la terre de la connaissance critique – inutile de nous cacher derrière notre petit doigt -, mais dans ce cadre nous sommes prêts à faire droit à ce qui n’est pas nous.

N’êtes-vous pas frappé par la montée de la dérision qui vise toutes les religions ?

Oui. Il y a une nouveauté dans la dérision telle qu’elle est pratiquée depuis, disons, deux ou trois décennies en Europe. Elle illustre l’accélération de la « sortie » de la religion dont nous avons parlé. Nous sommes passés au-delà de la critique antireligieuse telle que nous l’avons connue autrefois. Celle-ci exprimait l’hostilité de principe à un système que l’on combat comme contraire à l’esprit de la liberté. L’opposition pouvait être très violente, mais elle supposait une sorte d’accord : vous, vous croyez à l’autorité de la révélation, nous, nous croyons à l’autonomie de la raison. Le dissensus était inexpiable, mais il y avait consensus implicite sur l’enjeu de l’affrontement – y compris dans le recours au ridicule qui tue.

Avec la dérision, on sort de cet accord implicite. Ce qui est récusé, c’est le terrain même où se situe la croyance. C’est ce qui la rend plus blessante pour une conscience religieuse que l’anticléricalisme ou l’athéisme traditionnels, qui pouvaient heurter, mais qui avaient une forte raison d’être. Avec la dérision, la conscience religieuse est malmenée dans ce qu’elle a de plus profond : le sentiment d’une certaine gravité de l’existence, le sens des interrogations ultimes devant la mort, l’au-delà, le salut. Ils sont bafoués par une superficialité satisfaite.

Le monde politique n’y échappe pas…

Non, bien sûr. Rien de ce qui est tenu pour sérieux n’est épargné. La dérision est devenue une sorte de critère de l’hyper-modernité. Sans doute faut-il y voir un réflexe d’enfant gâté pour sociétés de très haute prospérité. Elle est un épiphénomène idéologique poussant à la limite la foi libérale de nos sociétés : tout roule tout seul, alors pourquoi se poser des questions dramatiques ? La gravité n’est plus de saison… Il va de soi que plus on est engagé dans sa foi ou dans son action politique, plus ce refus du sérieux vous heurte de front. Alors que dire de la réaction dans des sociétés où la difficulté de l’existence conserve tout son poids…

La consigne du respect des croyances est-elle suffisante ?

Elle est à côté du sujet. Je crois même que l’expression est dangereuse. Elle confond deux choses. Ce que nous avons à respecter, ce sont les croyants. Mais autre chose est le droit intangible à l’irrespect pour les croyances, c’est-à-dire le droit de les soumettre à l’examen critique, comme tout système de pensée. Rien ne peut être soustrait à cet acide de la discussion publique. C’est la règle de notre monde. Vouloir lui assigner des limites est absurde. C’est se renier sans avoir la moindre chance d’aboutir.

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