Institut d’Etudes Politiques, Strasbourg, 16 avril 2009
A l’occasion d’une conférence intitulée « crise économique et crise démocratique » organisée par l’AUP (Aumônerie Universitaire Protestante), le BDE (Bureau des Elèves) de l’Institut d’Etudes Politiques de Strasbourg et l’association Sciences Po Forum, Marcel Gauchet a répondu à quelques questions des étudiants concernant la crise.
Monsieur Gauchet, pouvons-nous dire qu’il y a un échec du pouvoir politique à gérer la crise? Peut-on parler de faillite politique des démocraties occidentales?
Avec les enseignements que nous avons tirés de la crise de 1929, nos sociétés ont évolué vers un type d’économie mixte, appliquant les principes keynésiens (en référence à l’économiste britannique des années 1930-50, John Meynard Keynes). D’après ces principes, l’État doit soutenir la croissance en investissant dans l’économie et en encourageant la consommation des ménages. Puis, il y a eu le tournant des années 1970, caractérisé notamment par le désengagement de l’État. Aujourd’hui, le néolibéralisme touche à ses limites. Nous faisons face à un problème de vide moral et spirituel: les économistes ne font que décrire la crise par un mou consensus, sans donner d’explications de fond. La crise économique reflète une crise intellectuelle et ne propose aucune alternative, aucun plan B.
Est-il possible d’affirmer que les démocraties occidentales se sont faites rattrapées par le système économique qu’elles ont elles-même créé? Peut-on encore qualifier une société de démocratique alors même que son système économique échappe au contrôle du pouvoir politique et à celui des citoyens?
Oui et non. Oui parce que le pouvoir politique démocratique n’entend pas réguler toute vie économique: le libéralisme, c’est d’abord et avant tout les libertés privées. Non parce qu’il y a aujourd’hui une dépossession devant la maîtrise du destin de tous, et cela est une insulte à l’idée même de démocratie. Nous définissons nos sociétés occidentales comme étant des « démocraties libérales ». En réalité, ce sont deux composantes qui ne vont pas de soit. L’adjectif libéral renvoie aux libertés privées, alors que l’aspect démocratique suppose la transformation de ces libertés en pouvoir politique, en pouvoir collectif. Les gouvernement actuels n’ont pas su faire cette transformation. Nous pouvons parler de crise démocratique dans le sens où nos sociétés occidentales ont évincé le gouvernement du peuple par lui-même. Toute la délicatesse de la question est de retrouver l’équilibre de nos régimes politiques. Si d’un côté, la démocratie peut être tyrannique lorsque la majorité impose à la minorité, de l’autre le libéralisme peut entraîner l’impuissance du pouvoir politique.
Dans l’ensemble des choses que nous venons d’aborder, comment envisagez-vous la place de l’homme en tant qu’individu et en tant que citoyen?
La crise a des implications morales et existentielles. Nous ressentons une interpellation personnelle, comme une sorte d’écho qui est présent dans le comportement de chacun. Les crises économique et démocratique soulèvent la contradiction inhérent qu’il y a en nous. Alors que le travailleur est soucieux de ses droits sociaux, le consommateur veut tout, tout de suite, et au plus bas prix. Alors que le citoyen est consterné par tout ce qui se passe, l’individu privé est recroquevillé sur ses intérêts personnels. De ce fait, la crise actuelle, à l’inverse de celle de 1929, est une crise autant interne qu’externe. En conclusion, nous pourrions dire que la crise provoque remise en cause profonde de nos sociétés.
En d’autres mots, on leur pose la question de se transformer. En d’autres mots, les citoyens et l’ensemble de la classe politique semblent leur poser la question de se transformer, sans pour autant apporter de réponses. Mais si les mouvements qui s’opèrent sont lents et silencieux, je pense néanmoins qu’une autre société économique et démocratique est bien possible.