Entretien : « Arrêtons de demander à l’école tout et son contraire »

Famille & éducation, n°476, mars-avril 2009

Aujourd’hui, qu’est-ce qui change dans les conditions d’éducation au sein des familles ? Quelles sont les principales difficultés qu’elles rencontrent ?

Marcel Gauchet : Remontons à la racine. Pourquoi cette instabilité au sein des couples ? Tout simplement à cause des transformations de la famille, des attentes des individus à son égard, qui font d’elle essentiellement une institution privée et affective, donc sujette à des tensions privées et affectives ! Auparavant, les difficultés privées n’étaient pas sur le devant de la scène et le rapport à l’enfant était différent. L’ancienne famille institutionnelle considérait que sa priorité était de préparer les enfants à la vie en société. La famille d’aujourd’hui, vise avant tout le bonheur de ses membres. Cela signifie, tous les éducateurs le disent et beaucoup d’enquêtes le démontrent, qu’énormément de parents, souvent inconsciemment, exigent de l’école qu’elle prenne en charge ces apprentissages de la vie en société qui constituaient auparavant leur rôle.

Ce souci de bonheur ne nuit-il pas à l’exercice de l’autorité et au rapport de l’enfant à l’école et à la société ?

Bien entendu. Les familles ont un rapport très ambigu avec l’institution éducative. Il existe à la fois une demande énorme à son égard et, en même temps, on lui adresse des reproches. Comme s’il y avait un contentieux larvé et permanent avec cette institution éducative à laquelle on demande de faire autre chose que ce qu’on fait soi-même et à laquelle on reproche sans arrêt de ne pas faire ce que l’on fait. Or, l’école est une institution dont la règle fondamentale est d’appliquer les mêmes principes à tous les enfants. Les parents, eux, reprochent à l’école de ne pas prendre en compte la singularité et l’individualité des enfants, durant toute la scolarité et jusqu’à l’université. Sous cette pression, l’institution scolaire a beaucoup changé et pas forcément dans le bon sens. Ainsi, dès le primaire, certaines écoles adoptent un style familial qui nuit grandement à la performance scolaire. C’est comme à la maison ! C’est très sympa, les enfants sont contents d’être là, il n’y a pas trop d’autorité, mais finalement ils n’apprennent pas grand-chose. Ils peuvent par ailleurs être très éveillés, très curieux, mais à l’entrée au collège c’est la catastrophe ! Car certains enfants arrivent en sixième sans avoir jamais fait un problème ou une rédaction. Ils ne savent donc ni rédiger ni calculer !

Les nouvelles technologies, en particulier Internet, royaume de la connaissance immédiate et jetable, mettent-ils en péril l’enseignement des savoirs inscrits dans la durée et l’effort ?

L’acquisition des savoirs est étroitement liée à la formation d’un individu. Il s’agit d’intégrer un certain nombre de compétences qu’il pourra ensuite mobiliser toute sa vie, à tout moment. Nous assistons à un déclin social de la mémoire et l’effort de mémorisation s’amoindrit parce que nous comptons sur un tas de prothèses technologiques. Pour des enfants et des adolescents, l’attraction est démultipliée ! Il existe actuellement une véritable concurrence entre deux univers. La formation d’une part, avec l’apprentissage de bases permettant d’agir par soi-même sans le secours d’aucune aide, et, d’autre part, ces technologies envahissantes et infiniment séduisantes. Peut-être en revient-on déjà un peu… Imaginons, par exemple, quelqu’un qui ne possède qu’Internet pour construire son savoir et comprendre le monde qui l’environne. Je crois qu’il aurait beaucoup de difficultés et arriverait, vers ses 30 ans, au niveau d’un enfant de 12 ans. Face à cette mutation du savoir que peut faire l’école ? Toute seule, elle ne peut rien faire, elle ne peut agir qu’avec le soutien d’une société consciente de ces problèmes, qui en débat, et qui fait des choix.

Mais certains élèves s’ennuient à l’école, face à la séduction d’Internet, qu’est-ce que cela va donner ?

Cela va donner une illusion sur la nature du savoir ! Le savoir comporte deux faces, le contenu et la méthode. L’institution éducative aujourd’hui est le lieu d’apprentissage de la méthode. Au primaire, l’enfant acquiert les automatismes de la lecture et du calcul. C’est parfois ennuyeux, mais il faut le faire ! Dans le secondaire, il affronte l’acquisition de l’abstraction. Là aussi, il s’agit de fournir un effort mental, alors qu’un ordinateur est un outil diabolique dans lequel l’abstraction est dissimulée. Pourtant, il n’y a pas de machine plus abstraite qu’un ordinateur, suite de constructions logiques extrêmement compliquées, qui permettent d’aller d’une question concrète à un résultat concret, tout en évitant totalement de passer par la case méthode. Avant l’ordinateur, à une question posée vous vous demandiez dans quel type de sources documentaires vous alliez trouver la réponse. Ensuite, vous dépouilliez les différents documents dont vous disposiez pour construire cette réponse. Avec Google, vous entrez quatre mots et vous avez la réponse, mais sans avoir appris comment répondre à la question ! Nous ne sommes plus que des consommateurs.

Mais l’économie ne dicte-t-elle pas ses propres lois ?

Le principe de réalité va prendre le pas. Je crois que l’économie pose déjà la question – et ce sera peut-être notre salut – du niveau éducatif qui ne suit pas ! Les entreprises rencontrent actuellement de sérieux problèmes concernant les compétences des personnes qui vont remplacer les baby-boomers. Le problème d’autorité se pose aussi pour ces entreprises qui s’aperçoivent, lorsqu’elles ont besoin de main d’œuvre, qu’il est très compliqué d’apprendre à travailler en équipe, de donner des ordres, de faire respecter les horaires, ou simplement de faire en sorte que les gens respectent ceux avec lesquels ils travaillent, ainsi que leurs clients ! Elles se retournent alors vers l’Éducation nationale en disant « mais qu’est-ce qu’on leur apprend à l’école ?! ». À cette école, nous lui demandons trop ou pas assez. C’est à la société de lui dire à quoi elle sert et au nom de quoi elle doit fonctionner. Tant qu’on lui demandera de trouver seule les bonnes solutions, elle sera incapable de se réformer.

Vous dites enfin que la tradition est devenue suspecte, alors que « dans le passé il y a un réservoir de présent où se ressourcer ». Pouvez-vous expliquer ?

Tout ce que nous vivons, c’est la ruine des évidences : celle que la famille et l’école étaient faites pour s’entendre puisque toutes les deux voulaient éduquer. Celle d’une continuité avec le passé. Il allait de soi, il n’y a pas si longtemps, que nous étions faits de ce dont nos ancêtres étaient faits. Un système qui durait depuis la Renaissance, hérité des traditions gréco-latines, et qui s’est écroulé au début des années 1970. Nous vivons maintenant dans un monde dont nous pensons que nous l’avons entièrement fabriqué. Le passé n’a plus aucune évidence. Je pense que nous sommes en fait dans un cycle de décomposition et de reconstruction. Nos sociétés sont plongées dans des contradictions faites de la curiosité la plus vive et l’absence de cette même curiosité ! Auparavant le passé nous venait naturellement, aujourd’hui nous devons faire l’effort de le transmettre à nos enfants.

Propos recueillis par Sylvie Bocquet et Brigitte Canuel

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