« L’école exige un contrat moral et social »

Dans un entretien pour la Vie (propos recueillis par Audrey Steeves), Marcel Gauchet s’explique sur l’objectif du séminaire qu’il tient au Collège des Bernardins sur l’éducation, « transmettre ou apprendre ? ». Il vise à analyser l’évolution de la vocation et des modalités de l’enseignement afin de mieux comprendre les enjeux – et le caractère problématique – de ce que l’on demande aujourd’hui à l’Ecole, au risque d’oublier sa fonction et ses limites premières.

Vous n’êtes pas croyant, pourquoi avoir accepté de présider cette Chaire du Collège des Bernardins ?

Marcel Gauchet. Ce dialogue avec l’Église n’est pas tout à fait une première pour moi, puisque j’avais déjà eu l’occasion de participer aux conférences de Carême, à l’invitation du cardinal Lustiger. Le contexte philosophique et social actuel exige cette discussion entre gens de foi et de raison. Car si la société est clivée, ce n’est évidemment plus entre laïcs et cléricaux, mais bien entre ceux qui se réclament d’une vision marchande et hédoniste de l’homme, et ceux, dont l’Église, qui croient en la vocation personnelle de chaque homme avec ce qu’elle comporte d’exigences culturelles et morales. Un nouvel humanisme dans le quel je m’inscris pleinement, et cette proposition des Bernardins m’est apparue comme un moyen de souligner cette convergence.

(…)

Que trouvez-vous de beau dans le fait de transmettre ?

Il serait naïf de penser que l’éducation rend l’humanité bonne, mais elle la rend sûrement meilleure. Et, chez beaucoup d’enseignants, il existe un grand sentiment de satisfaction à voir des personnes ouvrir leur esprit et comprendre des choses qu’elles ne comprenaient pas auparavant. C’est aussi une véritable responsabilité pour les enseignants. D’une façon plus personnelle, j’aime aussi le fait de contribuer à une aventure humaine dont personne n’a le dernier mot. Qu’il s’agisse de philosophie, d’art ou de mathématiques, l’enseignement crée de la continuité avec le passé, en montrant aux élèves qu’ils sont les dépositaires temporaires de quelque chose qui vient de loin et qui mérite d’être poursuivi. Il y a dans cette aventure humaine une forme de mystère qui donne du sens à la vie.

La Chaire porte sur les thèmes de la transmission et de l’éducation. Ces missions sont-elles en crise ?

Elles sont, en tout cas, en pleine révolution. De la cellule fa miliale à la manière de considérer l’enfant et donc à son éducation, tout a été bouleversé depuis 30 ans, et nous sommes aujourd’hui dans un moment de confusion maximale. Dans les années 1970, l’idée s’est imposée que la priorité était d’aider l’enfant à s’épanouir, notamment en le sortant des pesanteurs institutionnelles. Or, non seulement les enfants n’en sont pas devenus forcément plus heureux, mais on a assisté à un renforcement des inégalités scolaires. Faut-il revenir à l’ancien système ? C’est évidemment impensable. Reste qu’on a expérimenté ces idées sur des générations entières sans chercher à les vérifier… L’intérêt de cette Chaire des Bernardins est justement de prendre le temps de comprendre les bouleversements de ces dernières décennies et de soumettre à l’examen toutes ces théories.

L’école cristallise autant d’espoirs que de frustrations. Assiste-t-on à une forme de désenchantement de cette institution républicaine ?

La famille en demande de plus en plus à l’école, en lui confiant tout ce qu’elle ne veut plus accomplir elle-même : instruction, éducation et même socialisation. Par ailleurs, la société a changé en profondeur. Puisqu’on ne devient plus paysan ou médecin comme son père, le bagage scolaire est devenu de plus en plus déterminant pour la carrière. Auparavant, l’instruction était un plus qui permettait de vivre mieux, d’être un meilleur citoyen, aujourd’hui, on demande à l’école à la fois de rendre les enfants heureux et de former des traders performants. Quand on a le sentiment que tout se joue à l’école, on imagine l’angoisse qu’elle suscite et donc forcément la déception et la frustration.

On voit bien aussi que l’école n’a plus le monopole du savoir, devenu accessible partout, tout le temps. A-t-elle pris la mesure de ces bouleversements ?

L’école a, en effet, perdu un de ses grands privilèges : cet accès à l’information et aux livres qui lui conférait une légitimité imparable. Mais aussi ce monopole de l’imaginaire dans une société où les distractions étaient rares. Depuis, les médias ont pris une place énorme dans la vie sociale, et plus personne ne détient l’autorité du savoir, sauf peut-être celui qui fait le plus d’audience. Et alors que notre société valorise une certaine forme d’hédonisme, il revient à l’école la part ingrate du travail, celle d’enseigner des savoirs qui ne génèrent ni utilité directe ni plaisir immédiat. L’école a pris la mesure de ces changements, ne serait-ce que parce que les jeunes enseignants sont différents de leurs aînés, et essaient tant bien que mal de rendre les apprentissages plus agréables. Mais elle ne retrouvera pas sa légitimité sans un minimum de consensus social sur les objectifs qu’elle doit poursuivre et sur le caractère indispensable des apprentissages.

On a le sentiment d’une école à plusieurs vitesses : vous vous décrivez comme un produit de la méritocratie républicaine. Quel regard portez-vous sur cette situation ?

Le problème, aujourd’hui, est qu’on se retrouve au milieu du gué, face à des choix qu’on ne veut pas considérer. Or, la réalité se venge toujours des gens qui préfèrent l’ignorer. Il y a 30 ans, on a fait le procès du modèle méritocratique, l’accusant de sacrifier la masse des élèves au profit d’une petite élite. Résultat : on a tordu le bâton dans l’autre sens, laissant le champ libre à la reproduction des iné galités sociales. Aussi, ne parle-t-on plus que de remettre l’ascenseur social en marche, sans se demander ce qui l’a paralysé. Toujours la fuite devant les vrais problèmes… Malgré tout, je reste optimiste grâce à des lieux comme les Bernardins, qui continuent à éclaircir philosophiquement, politiquement et publiquement les conditions d’une réinvention de l’éducation. Mais aussi parce que, d’ici à un siècle, notre école apparaîtra comme une institution paléolithique !

De fait, vous appeliez en 2008 à refonder l’université. Sur quel contrat moral appelez-vous à refonder l’école ?

Une école digne de notre idéal démocratique serait une école où tous les partenaires sont impliqués : les familles en amont, les responsables publics en aval. Or, aujourd’hui, beaucoup de familles se contentent d’avoir des exigences vis-à-vis de l’école, sans se demander comment elles peuvent l’accompagner, la soutenir. Quant aux pouvoirs publics, ils demandent aux enseignants de se débrouiller – avec ou sans moyens selon qu’ils sont de gauche ou de droite – mais les accablent quand les résultats ne sont pas là… Plus personne ne soutient l’école mais on s’étonne que les élèves insultent leurs enseignants ou trouvent normal d’utiliser leur téléphone portable en classe. Il faut que la société instaure un contrat social sur lequel l’école pourra s’appuyer pour exercer une autorité légitime.

Vous êtes passé par l’école publique mais vous avez reçu aussi une instruction religieuse. L’Église a-t-elle encore un rôle à jouer dans le système éducatif et la question de la transmission ?

L’Église est une institution enseignante de naissance. Même si sa pédagogie a oscillé entre la volonté de faire respecter une certaine ortho doxie et celle de former des êtres conscients, elle a toujours cherché à éduquer ses fidèles. Elle considère, en effet, que l’humanité est culturelle et qu’elle apprend à être. Pour elle, la morale est fondée sur le fait d’agir selon des règles dont on acquiert le sens. Or, nous sommes dans un monde habité par la volonté de nier cette dimension culturelle de l’humain et de valoriser une « philosophie » de l’épanouissement et du bien-être. Cette question de l’éducation engage forcément une dimension religieuse et philosophique. Et l’Église a d’au tant plus raison de s’y intéresser que c’est un domaine universel par lequel elle peut continuer à défendre des idées valant pour toute la société.

Les débats aux Bernardins ont-ils fait bouger vos lignes ?

Le métier d’enseignant nous apprend que, face à des élèves, qu’ils soient en maternelle ou à l’université, on doit toujours reconsidérer ce qu’on sait pour le rendre plus intelligible, plus utilisable. Aux Bernardins, la démarche est un peu différente car nous faisons de la recherche, aussi nous progressons ensemble sans avoir de conclusions toutes faites. Mais il est certain qu’en me confrontant à d’autres perspectives, j’avance moi-même.

Justement, que trouvez-vous de beau dans le fait de transmettre ?

Il serait naïf de penser que l’éducation rend l’humanité bonne, mais elle la rend sûrement meilleure. Et, chez beaucoup d’enseignants, il existe un grand sentiment de satisfaction à voir des personnes ouvrir leur esprit et comprendre des choses qu’elles ne comprenaient pas auparavant. C’est aussi une véritable responsabilité pour les enseignants. D’une façon plus personnelle, j’aime aussi le fait de contribuer à une aventure humaine dont personne n’a le dernier mot. Qu’il s’agisse de philosophie, d’art ou de mathématiques, l’enseignement crée de la continuité avec le passé, en montrant aux élèves qu’ils sont les dépositaires temporaires de quelque chose qui vient de loin et qui mérite d’être poursuivi. Il y a dans cette aventure humaine une forme de mystère qui donne du sens à la vie.

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