Entretien publié dans le Monde du 12 mars 2012.
Propos recueillis par Nicolas Truong.
Selon l’historien et philosophe Marcel Gauchet, M. Sarkozy a assumé ouvertement « une ligne directrice suivie en catimini par ses prédécesseurs Mitterrand et Chirac : la banalisation française dans l’espace occidental et mondial ».
Qu’est-ce que le sarkozysme ?
Il me semble se ramener à trois composantes principales : une composante personnelle, une méthode de gouvernement et sinon un programme, du moins une ligne de conduite. Chaque président a bien évidemment sa singularité, mais la personnalité de Nicolas Sarkozy a quelque chose d’exemplaire du point de vue de notre temps, elle a été perçue comme telle par l’opinion et elle se révèle déterminante à l’heure du bilan. En Nicolas Sarkozy, nous avons eu le premier président postmoderne.
Il incarne un individu avant tout privé qui n’a qu’un sens très relatif de ce qu’est la chose publique et de ce qu’est l’Etat. Dans un premier temps, sa parole libre, sa simplicité d’accès et son indifférence au formalisme ont séduit. Les choses se sont gâtées lorsqu’il est apparu que ce caractère direct et ouvert s’accompagnait d’une franche indifférence envers l’esprit de l’institution. Ce n’est pas le lustre de la monarchie républicaine qui est en cause, comme on l’a beaucoup dit. Les Français étaient mûrs pour un dépoussiérage de cette étiquette surannée. Le problème est plus profond. Il est que Sarkozy n’a tout simplement pas le sens de l’Etat.
Son comportement est typique de l’autoritarisme « sympa » que l’on retrouve un peu partout dans la société d’aujourd’hui. Il ne connaît que son inspiration personnelle. Il décide seul, en imposant ses foucades à coups de rodomontades. La réactivité et la détermination, qualités réelles face aux urgences, ont pour contrepartie des paroles en l’air et des initiatives intempestives. En cela, il est un personnage caractéristique de son temps. Le problème est que ce profil, qui peut faire merveille à la tête d’une entreprise, ne cadre pas avec ce qu’on attend des institutions républicaines.
De quelle façon son postmodernisme affecte-t-il sa manière de faire de la politique ?
La nouveauté la plus spectaculaire du sarkozysme a résidé dans l’adoption d’une méthode de gouvernement fondée sur la communication, avec un président omniprésent, qui fait l’actualité, en multipliant les annonces et en se déployant sur tous les fronts. En plus de ses aspects directement politiques, cette méthode est conçue pour répondre à des attentes nouvelles de la société. Nous vivons dans une démocratie non seulement d’opinion mais surtout d’émotion. Un crime sordide, une catastrophe naturelle, une fermeture d’usine, et le chef de l’Etat doit être sur place le plus vite possible pour exprimer sa compassion et marquer la sollicitude des autorités.
Les conséquences de cette omniprésence médiatique sont aujourd’hui flagrantes : une action publique devenue illisible pour les citoyens qui ne s’y retrouvent pas dans ces discours sans suite et ces zigzags permanents, voire ces contradictions élevées à la hauteur d’une institution. Cette logique de la communication a fini par saper la crédibilité de l’action publique. Elle pose d’ailleurs une question qui va loin : cette fonction d’accompagnement des émotions collectives ne joue-t-elle pas au détriment de la conduite cohérente de l’action gouvernementale ?
Le sarkozysme représente-t-il véritablement une « rupture » avec les anciennes manières de gouverner la France ?
Je le crois. La rupture sarkozyste a consisté à assumer ouvertement une ligne directrice suivie en catimini par ses prédécesseurs Mitterrand et Chirac : la banalisation française dans l’espace occidental et mondial. Il a juste eu la prudence de contrebalancer cette orientation sans fard par le lyrisme gaullien issu de la plume d’Henri Guaino. Sarkozy s’est employé à faire rentrer la France dans l’espace occidental sur le plan de la défense ou de la diplomatie, à l’inscrire pleinement dans le mainstream européen.
Même les débuts dits « bling-bling » du quinquennat de Sarkozy sont à lire dans cette lumière : ils participaient de la volonté de « décomplexer » le rapport des Français à l’argent. Il ne faut pas voir là une simple faute de goût : il y avait derrière l’ambition d’arracher le pays à sa vieille hypocrisie catholique face à la réussite matérielle.
En quel sens peut-on dire que le sarkozysme a été une façon d’américaniser la France ?
Les élites européennes ont renoncé de fait à poursuivre la recherche et l’affirmation d’une identité propre. Elles considèrent implicitement que l’Europe n’a plus rien de spécifique à apporter. Elles sont acquises à l’idée que les Etats-Unis sont le laboratoire de la modernité dont il n’y a qu’à s’inspirer. Il ne s’agit plus d’alignement sur le « hard power » américain, comme à l’époque de la guerre froide. Ce qui compte désormais, c’est le « soft power ».
Ce n’est plus le Département d’Etat qui est important, ce sont les universités : Stanford, Harvard, Chicago ou le MIT comptent infiniment plus par les idées qu’elles diffusent que les moyens colossaux du Pentagone. Il ne s’agit plus de stratégie, mais d’économie ; il ne s’agit plus tant de puissance que de modernité technique, managériale et financière. Tel est le noyau dur de ce programme diffus, mais très puissant, dont les variantes peuvent aller du multiculturalisme jusqu’à l’économisme libéral le plus affirmé.
Cet entraînement consensuel a conduit l’Europe à abdiquer toute ambition en matière aussi bien politique que culturelle, intellectuelle ou philosophique. Au mieux, elle défend mollement son « modèle social ». C’est ce renoncement à l’oeuvre dans l’intégration européenne telle qu’elle est pratiquée depuis les années 1990 qui est la source la plus profonde de la frustration des peuples à son endroit. A quoi bon construire l’Europe si c’est pour la dissoudre dans la mondialisation ?
A cet égard, la rupture sarkozyste aura probablement une postérité durable, quoi qu’il arrive. Elle n’a fait que dire tout haut ce qui se faisait tout bas et qui continuera de se faire, sous diverses formes, il y a tout lieu de le croire. Ce n’est pas l’arrivée des socialistes au pouvoir qui modifiera l’inspiration des directives européennes. Il en faudra beaucoup plus pour nous délivrer des sornettes de l’OCDE sur l’éducation ou des aberrations du « New public management » dans la gestion de l’Etat. Ce troisième point du sarkozysme risque fort de rester au programme, quelle que soit l’issue des élections.
La candidature « normale » de François Hollande est-elle un contrepoint, voire un antidote à « l’exceptionnalisme » du sarkozysme ?
Ce n’est pas par hasard si Hollande s’est imposé face à Sarkozy au moins comme un challenger redoutable et un possible vainqueur : il a frappé au défaut de la cuirasse en parlant du président « normal » qu’il entendait être, un président qui sait qu’il a été désigné pour l’exercice d’une fonction publique, et qui entend l’incarner sur un mode contrôlé et impersonnel. Non pas une star de cinéma qui met en scène son ego, mais un homme qui s’efforce de créer du consensus entre les citoyens pour mener une action en nom collectif. Si Hollande est élu, c’est à ce positionnement qu’il le devra pour une part essentielle. Au fond, cette campagne se résume à un match sur le style personnel des deux principaux candidats : c’est là encore un effet du sarkozysme.