Propos recueillis par Philippe Petit pour Marianne2.
Que faut-il attendre de la victoire socialiste du 6 mai 2012 ? Marcel Gauchet, rédacteur en chef de la revue «le Débat», et le philosophe Bernard Stiegler, qui a participé au volume «l’Ecole, le numérique et la société qui vient», évoquent pour «Marianne2» ce qu’ils espèrent du nouveau gouvernement.
Ce devait être une rencontre entre deux intellectuels, ce fut presque une assemblée débouchant sur un projet de plateforme. Le philosophe Bernard Stiegler, fondateur de l’association Ars Industrialis, qui organise chaque mois au Théâtre de la Colline, à Paris, des rencontres sur la politique éducative, la crise économique, la nouvelle société industrielle et le lien intergénérationnel, a débattu avec Marcel Gauchet, le coauteur des Conditions de l’éducation, des grands chantiers à venir concernant la jeunesse, l’éducation et l’avenir. Loin de la vaine «querelle de l’école» et autres polémiques stériles, ils se sont livrés à un exercice de prospective qui aurait fait plaisir à l’inventeur de cette discipline : le philosophe et industriel Gaston Berger (1896-1960).
Si en 1981, Max Gallo, alors porte-parole du gouvernement socialiste, se plaignait dans une tribune du Monde du «silence des intellectuels», et que nombre d’entre eux aujourd’hui attendent encore de sortir du bois pour se prononcer sur les orientations du gouvernement, tel n’est pas le cas avec ces deux personnalités. Marcel Gauchet et Bernard Stiegler n’ont pas attendu d’être invités à l’hôtel de Lassay, comme il était d’usage, lorsque Laurent Fabius était président de l’Assemblée nationale, après 1988. Ils ont pris les devants. Ils ont en commun d’anticiper le long terme et de prendre au sérieux toutes les dimensions de la crise de croissance et de confiance que traverse notre pays en particulier, et l’Europe en général. Ils partagent la même méfiance envers les politiques sectorielles qui confondent l’administration des choses avec l’imagination politique, la gestion, avec l’anticipation créatrice. Il n’y eut donc rien de surprenant à ce que cet échange débouche sur une leçon d’espoir adressée à tous.
Marianne : Un changement majeur vient de se produire en France, confirmé par le résultat des élections législatives. Le nouveau mandat présidentiel constitue selon vous, Bernard Stiegler, «un espoir d’une teneur exceptionnelle». Quelle est la nature de cet espoir et dans quelle mesure les intellectuels peuvent-ils être une force de proposition pour ce nouveau gouvernement ?
Bernard Stiegler : Je dirais que c’est un espoir exceptionnel à la mesure d’un désespoir exceptionnel. Parce que la France sort de cinq années de détresse. Y compris pour ceux qui ont soutenu Nicolas Sarkozy. Par ailleurs, la situation n’est pas seulement française, c’est une situation planétaire angoissante, on se dit donc qu’en France quelque chose se produit en ce moment. Je ne parle pas simplement du discours que François Hollande sur la croissance et de sa réception plutôt positive en Europe et aux Etats-Unis, mais du fait qu’il semble renverser un processus de régression qui paraissait s’imposer. Quant aux intellectuels je dirais qu’ils sont des gens parmi d’autres : avant de parler d’eux, je crois qu’il est bon de répéter que chacun d’entre nous a une grande responsabilité. Jamais nous n’avons eu, depuis la deuxième guerre mondiale, une situation où chacun doit prendre ses responsabilités à ce niveau-là. Et quand je dis prendre ses responsabilités, cela veut dire aussi les partager – condition pour qu’il soit possible d’aider ce gouvernement. Cela ne veut pas dire le soutenir inconditionnellement et ne pas le critiquer, bien au contraire : il aura besoin d’une force critique, et c’est sans doute là que les intellectuels ont un rôle spécifique à jouer.