La France est inquiète

Entretien publié sur le jdd.fr le 16 septembre 2013.
Propos recueillis par Laurent Valdiguié.

Le philosophe et historien Marcel Gauchet a rencontré Jean-Marc Ayrault durant trois heures en août dernier. Résolument de gauche, il n’a pas mâché ses mots face au Premier ministre. Il appelle les politiques à sortir de leur mutisme sur « les sujets qui fâchent ».

De quoi la France est-elle malade ?
Nous sommes le peuple le plus pessimiste de la planète! Selon toutes les études internationales, les Français sont les champions du pessimisme pour l’avenir de leur pays et de leurs enfants. Il est vrai qu’il y a un bémol : les Français restent optimistes pour eux-mêmes. À la question « êtes-vous heureux? », ils répondent massivement oui. Ce décalage est très intéressant. La France d’aujourd’hui est un pays profondément inquiet, et donc profondément crispé. Un pays qui a peur du changement, vécu comme un danger potentiel. Du coup, toute réforme est nécessairement mal accueillie. Sans compréhension de ce climat, l’action politique ne risque pas d’aller loin.

À quand remonte ce pessimisme ?
C’est une évolution de fond amorcée au milieu des années 1970, avec le choc pétrolier de 1973 et la chute des niveaux de croissance qui en a résulté. Cette crise était en fait la crise de l’entrée dans la mondialisation. Tout le monde a subi le même phénomène en Europe, mais la perception qu’en ont eue les Français est particulière. Tout démarre là. La mondialisation, qui n’a cessé de s’amplifier depuis, a représenté ici un choc énorme.

Pourquoi nous touche-t-elle plus que les autres ?
Elle prend à revers tout notre modèle culturel, social et politique. Avec la mondialisation, les Français sont pris à contre-pied dans toutes leurs habitudes de pensée… Le modèle politique global, c’est le modèle libéral, le moins d’État possible, le plus de place à la société possible. Pour les Français, habitués à un État pilote et protecteur, c’est un ébranlement très profond. Sur le plan social, la mondialisation, c’est le modèle de la réussite individuelle, de l’entreprise et du profit. Or la société française, globalement, déteste l’argent et a le goût de l’égalité! Qui dit compétition, concurrence, initiative, dit inévitablement creusement des inégalités!

Et notre modèle culturel…
La France est un pays littéraire, le pays qui a porté la littérature au rang d’une identité collective, en lien avec le rôle donné à l’école. Même pour un Français qui n’a jamais lu un livre, Victor Hugo, c’est la France. Or la mondialisation amène un changement de culture complet. Ce qui compte, c’est la technique, le droit et l’économie. Or ça, ce n’est pas la France dans son identité historique, de Corneille à Sartre, de Molière à Proust. Bien sûr, il y a eu en France de très grands savants, des inventeurs géniaux, des ingénieurs remarquables, des économistes de premier ordre. Mais ce n’est pas ce qui a formé l’identité historique du pays. Le problème est que celle-ci est frappée d’obsolescence au regard de la norme ambiante. Même le style de la science française est contesté par les exigences actuelles : trop théorique, pas assez pratique. Nos ingénieurs ont l’image de gens très brillants dans la conception, mais qui ne savent pas vendre ce qu’ils fabriquent. Le Concorde aura été une sorte de dernier monument, le tombeau de notre façon de faire. Techniquement un avion formidable, mais un bide commercial. Dans la mondialisation, ce qui compte ce n’est pas de faire les meilleures centrales nucléaires, mais de les vendre. Notre héritage fait de nous des inadaptés par rapport à un monde qui dévalorise ce que nous sommes portés spontanément à valoriser et qui porte au premier plan ce que nous regardions de haut.

L’Europe devait nous aider…
Oui, mais l’Europe a complètement changé de nature du fait de la mondialisation. François Mitterrand a vendu l’Europe aux Français en leur disant « on va faire à l’échelle européenne ce qu’on ne peut plus faire en France », c’est-à-dire résister à la mondialisation. La promesse était de construire une Europe puissante capable de jouer d’égal à égal avec les États-Unis. Or c’est l’inverse qui s’est produit. L’Europe est devenue un accélérateur de la mondialisation et de la pénétration de ses normes en France. Elle n’a pas été le rempart annoncé, mais un cheval de Troie. Et l’on s’étonne ensuite de la désaffection de l’opinion!

Vous avez dit tout cela à un Jean-Marc Ayrault médusé ?
Pas du tout médusé! Quand vous voyez les responsables politiques de près, vous êtes frappé par le décalage entre ce qu’ils savent et ce qu’ils disent. Ils ne sont pas les mêmes dans leur bureau et devant une caméra. Leurs fonctions les mettent, quoi qu’on dise, à l’écoute de la société. Mais leur discours public est terriblement contraint. Ils ont une peur panique du dérapage verbal. Il y a des précédents peu encourageants. Souvenez-vous de Giscard disant « la France est une puissance moyenne » ; Mitterrand, « face au chômage on a tout essayé » ; Jospin, « l’État ne peut pas tout » ; Fillon, « je suis à la tête d’un État en faillite ». À chaque fois un scandale pour des propos somme toute pertinents. La langue de bois n’est certes pas une spécificité française, mais il faut bien constater que la France est un pays qui a un grave problème avec la vérité à son propre sujet.

Depuis quand ?
À mon sens, depuis mai 1940, quand nous avons brutalement cessé d’être une grande puissance. Nous traînons encore le boulet de cette défaite jamais vraiment assumée. Le gaullisme a été un cataplasme extraordinaire sur la douleur du déclin et un modèle pour les politiques français depuis. En travestissant la réalité, de Gaulle a donné au pays l’énergie d’aller de l’avant! Le mensonge a ses vertus ! Dans l’autre sens, on peut comprendre la crainte de déprimer un peu plus une société qui l’est déjà et du coup de démobiliser ce qui reste d’énergie collective… La question est de savoir si cette attitude qui a eu son efficacité est encore adaptée à la situation actuelle. Les politiques, en tout cas, sont convaincus que la société française n’est pas prête à entendre autre chose. Ils sont prisonniers de leur certitude qu’ils n’ont rien de mieux à faire que de se taire.

Des hommes de parole devenus muets…
Muets sur ce qui fâche, car pour parler, ils parlent! On reproche à Hollande de ne pas donner de cap, or il en a sans doute un mais il ne le dit pas ! Parce qu’il considère qu’il ne peut avancer que masqué. En plus, il est limité par le corset de contraintes européennes dont le poids est venu s’ajouter aux contraintes internes. Comme le discours politique consiste à proposer des solutions et qu’il n’en a aucune d’immédiate sous la main, il se tait. Cela ne contribue pas à rassurer les populations. Parole impossible, silence anxiogène : c’est notre croix.

Que conseillez-vous aux politiques?
Je n’ai surtout pas la prétention de donner des conseils à qui que ce soit. Je me contente de mettre sur la table des données que je crois justes. Soit nous continuons à nous enfoncer dans la nécrose actuelle, en attendant au coin du feu qu’il n’y ait plus de bois dans la cheminée, soit nous essayons d’en sortir. Idéalement, il faudrait débattre de la seule alternative qui s’offre à nous : ou bien nous changeons de système parce que nous estimons qu’il est inadapté, ou bien nous le modernisons en l’adaptant. Il n’y a que deux hypothèses : soit notre modèle est mort et il faut se convertir pour de bon au modèle global en vigueur. En profondeur, c’était la ligne de Sarkozy. Il s’est évidemment bien gardé de le dire, mais c’était son cap.

Et l’autre hypothèse?
Relancer notre modèle moyennant une révision en règle. Cela demanderait de faire le tri entre ce qui est mort et ce qui est susceptible d’une seconde vie. Tout le monde sait bien que notre État est une pétaudière, mais il n’a pas forcément dit son dernier mot. Il est possible de redéfinir ses structures et ses fonctions. C’est aussi vrai du système scolaire ou du système de santé. Mais pour avancer dans une direction ou dans une autre, il faut un diagnostic minimalement partagé sur la situation du pays. Or il y a un consensus politique de fait aujourd’hui pour qu’on n’en débatte surtout pas.

Comment la situation peut-elle se débloquer?
Je pense que la clé du déblocage se situe du côté du rapport à l’Europe. Il faut sortir de cette mécanique infernale qui est devenue paralysante et contre-productive par rapport à ses objectifs initiaux. Il ne s’agit pas de se replier dans son coin, mais de concevoir l’Europe autrement. Elle a démarré à six pays avec une intention fédérale, en vue d’une défense commune contre la menace soviétique. Or il n’y a plus d’Armée rouge, elle regroupe 28 pays, l’idée d’un État-nation européen n’a plus de sens et nous fonctionnons toujours avec les mêmes institutions! Comment cela pourrait-il marcher? Il faut reposer la question européenne à nouveaux frais.

C’est le discours des extrêmes, Marine Le Pen et Mélenchon…
Les extrêmes vivent des questions que les partis de gouvernement laissent en jachère. Ce n’est pas parce qu’ils y apportent des solutions absurdes ou démagogiques que les questions n’existent pas.

Quel avenir voyez-vous au FN?
Nous risquons d’aller vers un blocage de notre système politique, avec un FN suffisamment fort pour qu’il soit aussi impossible de gouverner avec lui que sans lui à droite. Si l’UMP s’allie avec le FN, la droite se coupera en deux. La gauche devrait alors gouverner en position minoritaire. Ce serait encore plus difficile.

Propos recueillis par Laurent Valdiguié.

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