Le nouvel âge de l’individu. Rencontre avec Marcel Gauchet

(Sciences Humaines, n°219, octobre 2010)

Depuis les années 1980, l’individualisme a connu plusieurs visages. 
Pour autant, il ne faudrait pas confondre
 cette idéologie propre à nos sociétés avec la notion d’individu.

Marcel Gauchet a marqué de son empreinte la vie intellectuelle française de ce dernier quart de siècle. Le philosophe avait fait une entrée en scène remarquée avec La Pratique de l’esprit humain. L’institution asilaire et la révolution démocratique (1980). Avec Gladys Swain, il osait s’attaquer à un monstre sacré : Michel Foucault et sa théorie de l’institution asilaire. Non, la construction des asiles n’était pas la marque d’une « société disciplinaire ». La volonté de soigner les malades mentaux à partir du XIXe siècle atteste plutôt d’un projet démocratique visant à la réhabilitation de tous plutôt que comme une volonté « d’enfermement ».

Quelques années plus tard, en 2002, M. Gauchet allait se faire connaître avec le livre phare qui reste attaché à son nom : Le Désenchantement du monde (1). Dans cette « Histoire politique de la religion », le philosophe soutenait que le christianisme, en opérant une séparation entre la foi et le politique, entre les croyances intimes et l’organisation politique de la cité, avait à sa manière préparé les sociétés à une sortie des religions : « Le christianisme est la religion de sortie des religions ». Le livre allait faire du bruit puis susciter un grand débat, à une époque où certains commençaient à diagnostiquer au contraire le retour du religieux (2). Depuis, M. Gauchet n’a pas cessé de publier à un rythme soutenu, en suivant son fil directeur : penser la genèse de l’essor de la démocratie comme système politique et social. Cet automne, il publie le troisième volet de sa trilogie L’Avènement de la démocratie (t. III, À l’épreuve des totalitarismes, 1914-1974, Gallimard).

M. Gauchet nous a reçus dans son petit bureau, aux éditions Gallimard. C’est de là, devant une fenêtre donnant sur un beau jardin intérieur, entouré de livres et de piles de documents, qu’il pilote la revue Le Débat dont il est le rédacteur en chef. La revue, créée en 1980, fête cette année ses 30 ans. Et dans un numéro anniversaire, M. Gauchet y signe un article sur « Les trois visages de l’individu ». L’occasion d’aller l’interroger sur ce grand tournant de l’individualisme qui marque notre époque, notre façon de vivre et nos idées.

Dans le numéro anniversaire des 30 ans de la revue Le Débat paraît sous votre plume un article titré
« Les trois visages de l’individu ». Vous y présentez les figures de l’individu contemporain à partir
de trois phases successives : un individu « sociologique », plutôt égoïste et narcissique ; un individu « juridique », tourné vers la défense de ses droits ;
enfin un individu « psychologique », marqué par « un subjectivisme émotif ».

Il faut replacer cet article dans son cadre. Ce n’est qu’une esquisse. J’y propose une hypothèse en forme de chronique visant à faire ressortir l’évolution de la figure de l’individu sur trente ans, telle qu’elle se dégage des travaux des sciences humaines, travaux qui reflètent à leur manière des tendances de la société.

Tout d’abord, il faut rappeler qu’à la fin des années 1970, l’individu fait une entrée fracassante en sociologie. Jusque-là, il n’avait guère droit de cité en sociologie. Je me souviens d’un sociologue de renom qui, dans ces années-là, m’avait apostrophé lors d’une conférence publique en affirmant haut et fort que « la sociologie démontre que l’individu n’existe pas ! » Puis les publications sur l’individualisme ont connu un développement spectaculaire, pendant que dans la société, on ne parlait que de la fin de l’engagement collectif et du triomphe de l’ego. L’individu était présenté sous l’angle de l’émancipation personnelle, de l’hédonisme, du narcissisme. Un individu qui s’émancipe des normes sociales. C’est ce que je nomme la « phase sociologique » de l’individu.

Puis dans les années 1980, un autre visage apparaît, qui sera consacré dans les années 1990, à l’enseigne des droits de l’homme. Ce fut une époque de forte mobilisation pour les droits des minorités, ou des victimes. Y compris au niveau domestique, nombre des contentieux (au travail, dans la famille) passent par le recours au droit et à la justice. Voilà pourquoi j’appelle cette période la « phase juridique » de l’individualisation.

Depuis les années 2000 semble émerger un nouveau visage de l’individualisation que j’ai appelé le « subjectivisme affectif et identitaire ». L’accent est désormais porté sur l’expression de soi, la quête tourmentée de l’identité personnelle, le culte des émotions, la recherche de la reconnaissance. Ce ne sont plus l’indépendance personnelle ou le statut de droit de l’individu qui occupent le premier plan, mais l’expérience intime et les relations privées avec autrui.

Trois phases de l’individu qui se succèdent : sociologique, juridique, psychologique (ou anthropologique) en trente ans. Je dois vous avouer mon scepticisme à l’égard de ces métamorphoses individuelles sur une période historique aussi courte. Ces trois moments sont-ils vraiment des épisodes successifs ou s’agit-il de trois variantes d’un même personnage ?

Bien entendu, ce ne sont pas des étapes séparées, mais des moments d’un seul et même processus qui s’approfondit. Ces trois visages de l’individu sont autant de faces d’une même réalité qui ont pris tour à tour le dessus dans les travaux sociologiques. Je fais l’hypothèse que cette succession est significative. Lisez Sciences Humaines ! Votre revue a été un bon reflet de cette évolution des problématiques. On s’est beaucoup occupé de l’acteur rationnel et de l’individualisme méthodologique, puis il n’a plus été question que des droits individuels et des droits des minorités.

Regardez, enfin, en dernier lieu l’explosion des publications sur l’intelligence émotionnelle et le développement personnel. Cette production éditoriale reflète à sa manière des problématiques qui se manifestent dans la société : la façon dont l’individualisation s’est traduite dans le travail, les institutions ou la famille.

Les transformations de la famille traduisent bien la façon dont se manifeste l’individualité croissance. À partir des années 1960, la jeunesse s’est en partie émancipée de la tutelle parentale, puis le mouvement a gagné l’enfant, que l’on regarde de plus en plus comme une « personne » avec ses droits propres. Les femmes ont conquis une autonomie à la fois juridique, économique et idéologique. Mais du coup, cette émancipation individuelle et la démocratisation des relations ont conduit à la destructuration de la famille. On a assisté à une explosion des divorces, à la montée de l’union libre, des familles recomposées, etc. Le mouvement d’individualisation et de démocratisation pose donc à l’échelle de la famille la question de la possibilité de constituer une communauté stable.

Le mouvement d’autonomisation individuel a été effectivement un ferment de dissolution des ordres anciens : de la famille, au travail, en politique, dans la religion ou du côté des autorités intellectuelles. D’où la difficulté à reconduire un ordre social et politique qui respecte les droits de l’individu tout en maintenant la cohérence du collectif. C’est tout le problème politique de la modernité.

Mais personnellement, je ne crois pas à la théorie de la « dissolution du lien social » et à la dislocation des relations sociales sous l’effet de l’individualisme. Ce à quoi on assiste, en réalité, dans la famille, au travail ou dans le domaine politique, c’est au remodelage des rapports sociaux en fonction du principe de consentement. Le lien est de moins en moins fondé sur l’imposition et de plus en plus sur la communication et la négociation permanente. Aussi est-il plus intensément vécu et plus investi subjectivement et affectivement. Par conséquent, il est plus fragile en surface, tout en étant plus solide que jamais sur le fond.

Vous signalez également que dans la vie intellectuelle,
on constate cette même tendance à l’individualisation.
Il y aurait donc un parallèle entre l’individualisation
de la société et celle de la pensée ?

Le déclin des autorités et la revendication d’autonomie individuelle ont effectivement leur traduction dans le monde des idées. Tous les maîtres à penser qui dominaient la vie intellectuelle des années 1950-1980 ont disparu sans véritable relève. Il existe certes des « célébrités » dans la vie intellectuelle mais plus de directeurs de conscience et de « gourous », genre Jean-Paul Sartre, Jacques Lacan ou M. Foucault. Les nouvelles générations n’ont plus envie de se soumettre à la tutelle d’un maître. Chacun cherche à s’affirmer sur la scène intellectuelle en soulignant sa singularité, en cherchant à définir son propre territoire. Il en ressort une production intellectuelle à la fois proliférante et dispersée. Aucun magistère ne se dégage, aucun paradigme ne domine, aucune mode ne règne. D’où la difficulté à appréhender les mouvements contemporains des idées.

D’où vient selon vous ce mouvement d’émancipation individuelle ? Est-il caractéristique de l’Occident contemporain ?

L’individualisme qui s’exprime avec force depuis trente ans n’est que l’approfondissement d’un mouvement plus profond et plus ancien qui date d’au moins cinq siècles en Occident. L’historien suisse Jacob Burckhardt parlait déjà, au XIXe siècle, de naissance de l’individualisme à propos de la civilisation de la Renaissance en Italie. L’individualisme commence à s’exprimer dans la philosophie et le droit au XVIIe siècle. Il s’étendra plus tard à d’autres sphères de la société et à d’autres catégories de population. Cette histoire de l’individualisation est encore largement à écrire. Elle n’est pas une histoire linéaire. Il y a eu des replis partiels et des poussées. Ce qui est manifeste, c’est la radicalisation de ce mouvement venu de loin depuis une trentaine d’années.

Mais l’individu est-il vraiment une invention occidentale ? M. Foucault a pu montrer que le « souci de soi » est déjà bien présent dans l’Antiquité grecque et romaine. Il s’affirme notamment dans les discours philosophiques sur le « gouvernement de soi » et la volonté de contrôler sa vie. On pourrait trouver des traces dans la Haute Antiquité dont les légendes célèbrent déjà les « héros » – de Gilgamesh à Achille – en tant qu’individus singuliers.

Effectivement, il y a une préhistoire de l’individu. Il entre en scène dans l’Antiquité autour de ce que Karl Jaspers a nommé la période axiale. Vers les VIe‑Ve siècles avant notre ère apparaissent parallèlement sur plusieurs continents des individus qui rompent avec la tradition et proposent des philosophies et des spiritualités plus intériorisées. C’est le cas avec Bouddha en Inde, les prophètes d’Israël ou les philosophes grecs (Socrate). Ces percées spirituelles sont le signe d’une première rupture avec l’ordre traditionnel.

Plus généralement, l’individu en tant que personne qui exerce son jugement propre et défend ses intérêts particuliers n’est pas une invention occidentale. Il est présent dans toutes les sociétés humaines. On a parlé des communautés « holistes » traditionnelles comme de fourmilières où l’individu n’existe pas et est fondu dans le groupe. C’est une image fausse. Dans les sociétés dites « primitives » ou « traditionnelles », les gens sont parfaitement « individués », avec tout ce que cela signifie de capacité d’orientation personnelle et de jeu avec les règles communes. Samuel Popkin a bien montré jadis, dans un livre sur les paysans tonkinois (The Rational Peasant, 1979), comment l’emprise de la communauté pouvait se combiner avec un sens poussé du calcul individuel.

Voilà pourquoi il est essentiel d’opérer une distinction fondamentale entre l’individuation et l’individualisation. L’individu « individué » est une donnée universelle. Vous le trouverez où que vous alliez dans l’espace et dans le temps humain. L’individualisme, en revanche, renvoie à un mode spécifique de composition du collectif. Il correspond à la visée de fonder un ordre social et politique sur l’individu et ses droits. Ce processus d’individualisation, lui, est une caractéristique singulière de la modernité occidentale.

Aujourd’hui, l’histoire globale tend à reconsidérer l’histoire du monde sous un nouvel angle. Tout ce que l’on a cru être une spécificité occidentale – la pensée rationnelle, la technique développée, des formes de marché – existait bel et bien dans d’autres civilisations, chinoise ou indienne par exemple. N’est-ce pas aussi le cas de l’individu ?

Énorme problème ! Il me semble que ce que vous appelez un peu vite « histoire globale », et qui n’est en réalité qu’un courant idéologique particulier de cette histoire large, nous fait tomber d’une erreur dans une autre. Longtemps l’histoire occidentale moderne s’est conçue, dans la philosophie hégélienne puis marxiste, comme un sommet et un aboutissement de l’histoire universelle. Elle se voulait le terme vers lequel toutes les sociétés étaient destinées à converger. Cette idée a été soumise à une critique impitoyable, à juste titre. On peut la tenir aujourd’hui pour à peu près morte. Mais passer d’une extrémité à l’autre, comme le font les thèses que vous évoquez, ne nous fait pas plus avancer. Il est aussi absurde et faux, à mon sens, de soutenir que l’Occident moderne est sans aucune spécificité et que toutes les civilisations ont suivi une marche en gros analogue. Il y a une singularité forte de ce qui s’est passé en Europe, puis aux États-Unis depuis le XVIe siècle, une singularité qui n’est portée par aucune nécessité historique, qui n’est pas le but vers lequel toute l’histoire était destinée à tendre, mais qui n’en a pas moins des capacités très spéciales de se diffuser hors de son aire d’invention.

Aujourd’hui, l’individualisme n’est plus une caractéristique occidentale…

Il l’est encore largement au degré qu’il a atteint chez nous, mais il tend à se répandre dans le monde entier. Il se diffuse en même temps que la science, la technique, les modèles de consommation et les valeurs propres à l’Occident, dont il faut bien constater qu’elles avancent partout.

Le pouvoir d’attraction du modèle occidental est quasi irrésistible car la puissance, la richesse et le confort matériel – le fait de vivre plus longtemps ou de manger à sa faim –, cela ne se refuse pas. Mais on a conclu trop vite que les valeurs qui l’accompagnaient étaient universelles.

Les tensions culturelles de la mondialisation ne peuvent se comprendre qu’en prenant en compte cette spécificité des valeurs de l’Occident. Le sentiment de « viol culturel » qui va avec la diffusion de ses marchandises vient de là. Parce qu’il tend à imposer au reste du monde sa culture et ses valeurs (qui n’ont rien d’universelles), l’Occident sécrète aussi un front du refus. La mondialisation culturelle demande donc de bien comprendre ce qu’il y a de singulier dans le devenir occidental.

NOTES :

(1) La formule « désenchantement du monde », empruntée à Max Weber (1864-1920), renvoyait selon le sociologue allemand au déclin irréversible de l’esprit religieux dans les sociétés modernes, processus que l’on désigne sous le nom de « sécularisation ».
(2) Marcel Gauchet s’est défendu d’avoir prophétisé la fin des religions comme le laissait croire le titre du livre. Pour une mise au point, voir Le Religieux après la religion, avec Luc Ferry, Grasset, 2004, et Un monde désenchanté ?, L’Atelier, 2004.

Propos recueillis par Jean-François Dortier

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