L’état d’esprit des Français est à la résignation et au désabusement

Entretien avec Marcel Gauchet publié le 11 janvier 2014 sur leprogres.fr
Propos recueillis par Francis Brochet.

Tout le monde en convient : les Français n’ont pas le moral, la France ne va pas bien. Pourquoi ? Ils subissent le choc de la mondialisation et ne trouvent pas de réponse du côté des politiques, nous explique le philosophe et politologue Marcel Gauchet.

Quels vœux formez-vous pour les Français ?
Qu’ils soient capables de régler leurs problèmes d’une manière réfléchie, en appelant les choses par leur nom, sans sombrer dans des divisions stériles. Ces vœux peuvent paraître modestes, mais ils sont très ambitieux au regard de l’histoire récente, si pleine de psychodrames !

Pourquoi ces psychodrames ?
Ils sont la rançon d’une grande Histoire, marquée par un imaginaire révolutionnaire, derrière lequel se dissimule un conservatisme à tout crin. Cela fait que le changement procède en France par à-coups et ruptures, davantage subis que maîtrisés.

Quand vous rencontrez le Premier ministre, cet été, vous lui dites cela ?
Oui, bien sûr.

Et vous pensez que cela sert à quelque chose ?
Je n’ai pas la naïveté de croire qu’une analyse peut changer le cours des choses mais on ne sait jamais ! Mon propos n’est pas de faire la leçon aux responsables, mais d’essayer de leur apporter des prises positives sur la situation. Car le problème français me paraît être de méthode : l’action gouvernementale est à tel point prise dans un moule technocratique qu’elle finit par perdre de vue les questions les plus fondamentales et les plus simples, celles que vivent les gens.

Il faut renverser la démarche : la technique est là pour servir les choix, pas pour les définir.

Vous devenez populiste, vous aussi ?
(Rires) Que je sache, la démocratie est la souveraineté du peuple, je ne vois donc pas comment elle pourrait ne pas comporter une certaine dose de populisme. Le problème, c’est d’intégrer ce souci de proximité avec le peuple sans tomber dans la démagogie qui consiste à nier la dimension technique des problèmes et la difficulté à les résoudre. Une difficulté qui tient notamment aux divisions d’intérêt à l’intérieur du peuple.

En ce sens, la démocratie, c’est la dialectique du populisme et des contraintes techniques de l’action du pouvoir dans un Etat de droit. Dans l’autre sens, la pulsion populiste qui travaille notre pays est le résultat du triomphe d’une conception purement technocratique de la gestion du pays.

Et la source de notre pessimisme ?
L’identité française, dont on se préoccupait peu, car elle paraissait aller de soi, est percutée par le choc avec le monde, et d’abord l’Europe. La mondialisation nous met sous le regard de l’Autre : nous pensions par exemple que l’école française était la meilleure du monde, et le classement PISA (de l’OCDE) nous apprend qu’elle est médiocre, et pire encore : inégalitaire ! Ce choc de la globalisation n’épargne aucun pays. Sauf que les Français le vivent très mal, car ils comprennent que c’est leur manière d’être qui est remise en cause.

Nous avons des gouvernants compétents et honnêtes, pour la plupart, mais ils ne comprennent pas cela. Ils ne proposent que des réponses technocratiques, par exemple des modifications du « modèle social », à des questions d’une autre nature. Car ce qui est en cause, ce n’est pas seulement les retraites, ou le système de santé, c’est notre manière d’être. Le problème des Français est existentiel. En pratique, ils se sont très bien adaptés à l’économie globale, mais ils ne se reconnaissent pas dans le cadre qu’elle leur impose.

Nous ne sommes pas comme ça, disent-ils face à la mondialisation. Et ils ont raison, nous avons derrière nous mille ans d’histoire, qu’on ne change pas par décret. La mondialisation impose une forme de normalisation, de banalisation, qui est vécue comme une perte par les Français, d’autant que le sujet n’est pas discuté sur le fond.

Prenons un exemple : l’Etat centralisé est au cœur de l’identité française, les Français comptent sur lui pour réaliser leur idéal d’égalité : être citoyen de Pézenas ou de Paris, ce doit être pareil. Mais la tendance mondiale est à la décentralisation. Nous l’avons faite, très mal. Et nous cumulons maintenant les inconvénients d’un héritage centralisateur et d’une décentralisation ratée, avec pour première victime l’idéal d’égalité. Et après, on voudrait que les gens soient heureux, dans ce cafouillage auquel ils ne comprennent rien, et qui abîme leur culture politique la plus profonde ?

Quand François Hollande nous annonce une nouvelle étape de la décentralisation, la réaction naturelle devient : tout le monde aux abris !

Les commentateurs ont glosé sur le « tournant » de François Hollande, sa nouvelle orientation sociale-libérale. Qu’en pensez-vous ?
Le président nous a fait des vœux bien anodins, bien cryptiques, dans sa manière inimitable de garder tous les fers au feu et de ménager tout le monde. Puis des conseillers ont orchestré l’idée du tournant. Je ne le vois pas, pour ce qui me concerne. C’est de l’écume médiatique.

Comment tout cela peut-il se traduire aux élections municipales puis européennes ?
C’est très difficile à dire, car dans le climat actuel, la variable d’ajustement fondamentale sera le taux d’abstention. Et bien malin qui peut prédire quoi que ce soit de sensé dans ce domaine. Je crois que l’état d’esprit des Français est à la résignation et au désabusement, plus qu’à la révolte. En même temps, l’installation du Front national dans le paysage, au moins lors des Européennes, est probable. Quant à pouvoir dire jusqu’où cela ira…

Je ne sais pas sur quoi se basent ceux qui annoncent un raz de marée frontiste. Je vois en revanche se dessiner une situation de blocage du système politique français, avec un Front national suffisamment fort pour empêcher la droite de gagner, tout en mettant la gauche dans une situation tellement minoritaire qu’elle est empêchée de gouverner de manière efficace. Cette configuration de double empêchement me paraît très préoccupante

Finalement, vous êtes aussi pessimiste ?
A court terme, oui. Un système politique fonctionne sur la qualité de l’offre politique, et je ne vois ni les personnes, ni les réflexions, à droite comme à gauche, qui pourraient nous arracher à l’ornière.

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