Internet oblige le prof à remettre de l’ordre dans du désordre

Entretien publié dans Libération le 6 juin 2014.
Propos recueillis par Véronique Soulé.

Les cours en ligne ne signent pas la mort de l’enseignant, affirme le philosophe Marcel Gauchet. L’accès à des sources de savoir multiples accentue au contraire le besoin de médiation.

Et si demain, on n’avait plus besoin de professeurs ? Si, grâce au numérique, les élèves pouvaient tout apprendre par eux-mêmes, réduisant le rôle du maître à celui de répétiteur ou de tuteur ? Alors que les Mooc – cours massifs en ligne – déferlent en France, le monde de l’éducation est parcouru par un débat. Emmanuel Davidenkoff, le directeur du magazine l’Etudiant, explique dans son livre « le Tsunami numérique » (1) comment celui-ci va secouer l’école française, bien en retard selon lui. Le philosophe Marcel Gauchet, qui vient de cosigner un ouvrage « Transmettre, Apprendre » (2), reconnaît, lui, que le numérique bouleverse profondément l’enseignement. Mais à rebours de ce que l’on entend souvent, il prédit que l’on aura plus que jamais besoin de professeurs et d’école.

Peut-on continuer à enseigner aujourd’hui comme hier ?

Sûrement pas. Contrairement à ce que l’on dit souvent, l’école est une institution qui a un facteur de changement en son sein : les élèves. Le mythe de l’école à l’abri de la société, fonctionnant comme un temple ou une caserne, est une pure fiction. Cela n’a jamais été. Les enseignants, qui ne sont pas des brutes insensibles, s’adaptent aux élèves et aux influences de la société qu’ils incarnent.

Indépendamment des directives venues d’en haut, ce sont eux qui sont à la manœuvre. Chacun trouve des façons de capter la culture des élèves pour l’enrichir, l’infléchir, s’y appuyer pour permettre des acquisitions d’une autre nature. Il ne faut pas l’oublier : la base de l’enseignement, c’est la conversation. Une conversation très particulière, parce qu’elle n’est pas gratuite et qu’elle doit mener quelque part. Globalement, le changement technique est tel qu’il affecte le fonctionnement social de tous les jours. Il est inévitable qu’il touche aussi l’école et qu’il la transforme profondément.

Dès lors, comment enseigner ?

Il serait outrecuidant et vain de prétendre que nous savons exactement ce que vont être les échanges entre enseignants et élèves de demain. Mais on peut faire un certain nombre d’observations. Une chose qui revient toujours, en particulier chez les partisans les plus enthousiastes de l’enseignement numérique, est le fait que les élèves sont maintenant en situation de contester l’enseignement du professeur. Ces enthousiastes disent : cette fois-ci, le piédestal est complètement brisé puisqu’on peut instantanément vérifier ce que raconte le prof.

Etes-vous d’accord ?

Je reconnais que c’est vrai. Mais je n’y vois pas du tout une contestation de la position du professeur supposé tout-puissant et tout savoir. Je crois exactement l’inverse. Pour les bons enseignants, le numérique m’apparaît comme un excellent moyen de stimuler l’esprit de curiosité et d’opposition. Cela pousse à chercher, à creuser encore. Très souvent, c’est l’occasion aussi de rectifier les sornettes, voire les énormités figurant dans une notice de Wikipédia.

Surtout, cela apprend une chose essentielle : le fait que personne ne sait. Nulle part, il n’existe un détenteur ultime. L’enseignant a ainsi l’opportunité d’expliquer qu’il existe plusieurs versions d’une même chose et que savoir, c’est se confronter à l’incertitude et non réciter bêtement. C’est un apprentissage qui me paraît extrêmement positif.

N’est-ce pas tout de même plus difficile ?

Le changement majeur est que les élèves ont de plus en plus l’initiative. En contact avec un tas de sources hétéroclites, ils s’interrogent. Leurs questions deviennent déterminantes dans la conduite de la classe – «J’ai lu ça, monsieur, qu’en dites-vous ?», «Ça vous paraît normal ?», etc. Ce n’est évidemment pas simple à gérer. L’enseignant a affaire à une communauté beaucoup plus effervescente mais aussi beaucoup plus chaotique. L’art du professeur devient l’art difficile de répondre à des questions qui ne sont pas préprogrammées – parfois en rapport avec le cours, d’autres fois non, ou de loin.

Les enseignants se retrouvent dans la position de remettre de l’ordre dans du désordre. Il leur revient d’insuffler de la cohérence dans ce qui se présente comme un patchwork d’interrogations qui peuvent aller très loin – sur les théories scientifiques en vogue mais aussi sur les ragots propagés par les réseaux sociaux. Il faut leur montrer le besoin de clés pour dominer un champ qui part dans tous les sens.

Contrairement à ce que certains prédisent, il faudra toujours des enseignants ?

Plus que jamais. L’illusion de premier abord est l’autodidaxie généralisée : plus la peine de s’embêter avec des gens qui souhaitent nous mettre dans un chemin préprogrammé, apprend qui veut quand il veut comme il veut… Mais c’est une apparence, une apparence séduisante. En réalité, tout cela renforce le besoin de médiation. Le contact des enfants, souvent très jeunes, avec des sources d’information démesurées, renforce le besoin d’enseignants, d’interlocuteurs qui prennent leur questionnement au sérieux, capables dans leur domaine de montrer le chemin permettant de maîtriser ces informations. Il suffit d’être parent ou grand-parent pour en avoir fait l’expérience. Vous dites à des enfants qui vous interrogent : «Allez chercher sur le Net.» Ils trouvent quelquefois, quand la question est très précise. Mais si c’est une question de compréhension, ils reviennent découragés. Internet est, de ce point de vue, un média déprimant, où l’on décèle très vite les limites de ce que l’on peut maîtriser. Ce qui manque, ce sont les outils logiques, les connaissances clés qui permettent de relier ces informations et d’en faire quelque chose que vous comprenez. Le sens de l’école se trouve ainsi conforté dans ce qu’il a de plus profond : c’est l’institution de confiance à laquelle on peut demander des réponses à des questions de l’ordre du savoir. A l’exception de milieux privilégiés, l’entourage n’en a pas les moyens.

Vous n’êtes pas d’accord avec ceux qui prédisent que grâce au Net, nous apprendrons surtout par nous-mêmes ?

L’ère numérique va susciter une hausse spectaculaire du niveau d’exigence scolaire dans nos sociétés. Tout le monde a envie d’accéder au plus de choses possibles dans la sphère de ses intérêts. C’est humain. Mais en même temps, nous sommes démunis. Derrière les connaissances que l’on peut acquérir de cette façon, il y a une grammaire fondamentale – les maths par exemple pour tout ce qui touche au domaine des sciences. Et celle-ci ne s’apprend pas aisément tout seul face à son écran…

Que pensez-vous de la «pédagogie inversée» en vogue aujourd’hui, avec l’élève qui découvre le cours sur le Net, puis le prof qui lui explique ce qu’il n’a pas compris ?

Ici c’est l’image idéale de l’étudiant de Stanford [l’une des universités américaines les plus réputées, située dans la Silicon Valley, ndlr]. Il étudie chez lui le cours de programmation et vient après en classe pour clarifier avec le prof ce qu’il n’a pas réussi à maîtriser. Il s’agit d’un cas très privilégié. Cela suppose une personne possédant toutes les acquisitions fondamentales et qui accepte de jouer le jeu. Il fait confiance au prof qui lui a remis son cours au préalable et qu’il peut compléter en consultant d’autres sources. Et même ici, il ne faut pas sous-estimer l’apport du professeur : ses éclaircissements, dans un deuxième temps, sont décisifs pour la compréhension. Quand vous descendez vers des degrés plus élémentaires, c’est bien plus difficile. Vous ne pouvez pas compter sur le fait que les élèves vont avoir la concentration et les moyens de s’approprier les documents que leur enseignant leur fournit. En réalité, on ne peut y couper : il y a nécessité à bien les encadrer.

Les élèves ont changé en bien, en mal ?

L’école aujourd’hui a d’abord un problème : l’attention des élèves. D’un côté, ils savent infiniment plus de choses qu’avant. D’un autre côté, que veut dire «savoir» dans leur cas ? Ils ont vu passer une foule d’informations disparates, ils ont entendu parler du boson de Higgs, ils ont une ouverture globale incroyable, ils ont voyagé, vu des tas de choses… Comme nous, ils nagent dans un bain d’informations hétéroclites.

L’école est irremplaçable ?

L’école ne fait plus rêver, elle a perdu la magie qu’elle avait dans une société constituée largement d’illettrés. Mais elle possède une utilité supplémentaire : dans ce bain d’informations gigantesque, elle est le lieu où l’on peut trouver le code, où toutes les questions peuvent être posées et l’on vous donne le cadre pour organiser tout cela. Elle assume une fonction unique dans la société.

Vous écrivez que l’école ne doit pas être à tout prix en phase avec les mutations. Serait-elle condamnée à être en retard ?

Elle doit maîtriser le rapport à la réalité environnante et la rendre maîtrisable pour les élèves. Face aux mutations, elle n’a pas à se précipiter. Elle doit garder la prudence qui sied à une institution dont le rôle est de maintenir la continuité avec le passé. Nous ne sommes pas nés d’hier. Il existe un stock gigantesque de passé. L’école fait le pont entre le nouveau qui se présente sans arrêt et les connaissances ou l’acquis – la date de la mort d’Alexandre le Grand reste par exemple la même. Par ailleurs, elle est une institution de masse égalitaire. Elle ne doit pas se focaliser sur ce qui se passe dans les endroits avancés de la société. Elle doit veiller à ce que tous les élèves soient à peu près à égalité sur la base d’un consensus collectif. Il faut que les parents comprennent ce que l’on fait à l’école et que chacun ait des chances aussi égales que possibles. L’école a ainsi une lourdeur naturelle. Ceci explique que par nature, elle soit d’arrière-garde alors qu’elle doit former des personnes d’avant-garde.

Le savoir numérique serait-il une grande illusion ?

Une société où les gens auraient une sorte d’accès de plain-pied aux connaissances est un rêve sympathique, mais c’est irréel et faux. C’est l’illusion de la toute-puissance individuelle – nous serions tous des self made men ou women et nous ne devrions rien aux autres… On retrouve la grande illusion de nos sociétés, que la technique permettrait presque de concrétiser. Or plus il y a toutes ces informations, plus il y a besoin de les maîtriser. Et plus il y a besoin de les maîtriser, plus l’école est nécessaire. Sinon, vous êtes un zombie avec des images plein la tête.

(1) Stock Essais, mars 2014, 200 pp., 18 €.

(2) Stock Essais, février 2014, 264 pp., 19 €.

Propos recueillis par Véronique Soulé.

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