Tribune de Ran Halévi publiée dans Le Figaro du 18 octobre 2014
FIGAROVOX/TRIBUNE – L’historien Ran Halévi s’insurge contre la «cabale indigne» qui prend pour cible, depuis le début de l’été, le philosophe Marcel Gauchet.
C’était dans la torpeur de l’été, une tribune de Libération, signée d’un philosophe en herbe et d’un romancier qui a connu un début de succès. Ils protestaient contre l’invitation faite à Marcel Gauchet de prononcer la conférence inaugurale des Rendez-vous de l’histoire de Blois. Les deux indignés voient «avec un certain dégoût» laisser parler des rebelles un homme qu’ils jugent rétif à toute forme de rébellion, voire un «militant de la réaction» ; ce serait «légitimer les opinions les plus violemment conservatrices» que de lui offrir un tel magistère. Aussi, ils n’iront pas à Blois et ils appellent à boycotter la manifestation.
Dans cette philippique, deux noms surgissent au détour de tout une litanie de péchés, ceux de Michel Foucault et de Pierre Bourdieu. Il est vrai que Marcel Gauchet a mis autrefois en évidence le caractère globalement faux des thèses, brillantes par ailleurs, de l’un et de l’autre, dont le «noyau rationnel» est l’idée que la domination serait le ressort essentiel des sociétés démocratiques. C’était un crime impardonnable, et imprescriptible.
L’appel, dans son outrance, ne convainc pas grand monde. Mais il va susciter des vocations. Cette fois ce sont des historiens qui prennent le relais, en réitérant les mêmes griefs, un ton au-dessous toutefois, pour faire plus respectable. Le théorème reste le même: il faut être rebelle pour traiter de la rébellion (à ce train, Tocqueville aurait été interdit de parler de la Révolution française, et Marx du capitalisme) ; Blois n’est qu’un «festival» où une pensée dominante empêche l’expression d’une «histoire plus critique» (le genre que personne n’a envie de lire) ; une histoire, qui plus est, «marginalisée par des stratégies classiques de périphérisation». Mais ces prolétaires de Clio ne vont pas jusqu’à appeler au boycott. Ils iront à Blois manifester leur dissidence.
Pour l’heure, ils font circuler une pétition qui se heurte à la perplexité et au scepticisme — les historiens ont l’habitude de se prononcer sur pièces… Nullement découragée, l’une des têtes pensantes du groupe s’attelle à une vaste enquête sur les «dits et écrits» de Gauchet, pour nourrir le verdict le convaincant de «thèses tournées avant tout vers le maintien de l’ordre, qui peuvent être jugés ultraconservatrices». Tout est dans le «qui peuvent»…
Sur ce, les impresarios de ce qui devient une véritable chasse à l’homme publient une liste de 229 signatures de soutien. On y trouve pêle-mêle un chanteur, un ingénieur du son, une «coloriste et militante», un psychanalyste, un «avocat au barreau de Nantes», un beau paquet de doctorants, enfin des universitaires de haut et de moindre rang. Sans être versé dans la science des réseaux à la Bourdieu, on n’a pas de peine à repérer ici deux noyaux durs: la faculté de lettres de l’université de Rouen, dernier asile d’un néojacobinisme besogneux et inamovible ; l’Institut d’histoire de la Révolution française de la Sorbonne, autre nid robespierriste, dignement représenté par son directeur, entouré d’une belle troupe de volontaires.
Le tableau commence à se préciser. Il y a les héritiers de Foucault et de Bourdieu, pour qui Marcel Gauchet reste un blasphémateur dont toute réflexion est entachée de ses fautes originelles. Puis il y a les héritiers du communisme français, qui n’ont rien oublié non plus, mais aussi d’autres chapelles d’une nébuleuse gauchiste plus large. Leur démarche prétendument critique ne recouvre que des positions militantes qu’ils cherchent à transposer dans le domaine du savoir. S’ils n’ont pas beaucoup innové sur le fond, ils gardent les mêmes cibles, hier François Furet, aujourd’hui Marcel Gauchet, deux incarnations successives du même mal.
Cette haine recuite traverse les générations. Si l’on veut en prendre la mesure, il faut lire sur le site de Mediapart l’interminable logorrhée d’un jeune chercheur qui, sous couvert d’une objectivité «critique», enfile tous les mauvais procédés de cette école: confusion intellectuelle (les analyses de Marcel Gauchet sont dépourvues d’«étais empiriques» — à l’écouter, ni Hobbes ni Rousseau ne seraient dignes de parler à Blois) ; approximations intéressées (Marcel Gauchet est un homme de pouvoir «lié aux milieux patronaux»…) ; projection paranoïaque (Gallimard aurait mandaté ses auteurs, et mobilisé jusqu’à son catalogue en ligne, pour défendre son réactionnaire maison) ; contradiction sans complexe (Marcel Gauchet est dénoncé alternativement comme chantre de la réaction et… comme un apologiste de la modération).
Air connu. Alors quoi de neuf sous le soleil de notre vie publique? Quand les mêmes, il y a un demi-siècle, s’étaient attaqués aux nouvelles interprétations de 1789 et de la Terreur, ils avaient au moins la franchise d’annoncer la couleur: cette interprétation devait être tuée dans l’œuf. Ils ont échoué (sauf, hélas, dans les manuels scolaires). Aujourd’hui, ils n’ont rien d’autre à se mettre sous la dent qu’un recyclage bancal des mêmes poncifs et un tissu de calomnies qui n’ont aucun rapport ni avec l’histoire ni avec les travaux de Marcel Gauchet. En revanche, ils ont conservé intact leur pouvoir de nuisance, et l’ont même accru ; car ils ont désormais à leur disposition la formidable caisse de résonance des réseaux numériques.
C’est là qu’est la nouveauté: sur le Net règne l’absence de toute hiérarchie ; le propos le plus insane a valeur égale à la réflexion la mieux assise. Tel est le fond de cette triste affaire, où la politique parasite le savoir avec le secours du haut débit.
Ran Halévi est directeur de recherche au CNRS, et professeur au centre de recherches politiques Raymond Aron.