Les économistes sont-ils des imposteurs ?

« Ce n’est pas que l’économie a pris le pouvoir, c’est que le politique a disparu. Il s’est creusé un vide, dont la disparition du politique est un pôle et dont la disparition du sens de l’histoire est l’autre, en particulier pour le mouvement socialiste et pour la gauche en général. Aujourd’hui, notre monde est sans direction. Nous n’avons plus ni politique ni histoire. Il nous reste l’économie qui tient lieu de tout. » (Marcel Gauchet)

Ils influencent les politiques et ont remplacé philosophes, sociologues et historiens pour expliquer le monde. Daniel Cohen et Marcel Gauchet s’interrogent sur leurs pouvoirs, leurs mérites et leurs limites.

Entretien avec Marcel Gauchet et Daniel Cohen paru sur le site web du Nouvel Observateur/L’Obs le 1 novembre 2014.
Propos recueillis par François Armanet et Aude Lancelin.

L’Obs : Comment l’économie a-t-elle pu prendre une telle importance dans notre appréhension du monde? Comment les économistes ont-ils pu acquérir un tel statut de penseurs, de quasi-gourous, de prophètes?

Daniel Cohen : L’économie a totalement changé de nature au cours des trente dernières années. Elle est beaucoup plus envahissante qu’auparavant. L’économisme triomphe, au sens où les gens sont désormais constamment ramenés à ce qu’ils gagnent. Si l’économie prend tant de place aujourd’hui, c’est par contraste avec la situation antérieure, dans les années 1950 et 1960, lorsqu’elle était encore mêlée à d’autres valeurs.

Il existait dans ces années-là un compromis bâtard entre le marché, fonctionnant à la compétition, et les organisations, entreprises et familles de toutes sortes, fonctionnant selon des normes issues d’une société hiérarchique, verticale, elle-même héritière des sociétés prémodernes.

Les années 1970, et 1980 surtout, ont vu émerger un «nouvel esprit du capitalisme» qui a balayé les compromis antérieurs, où les collectifs ont volé en éclats, où chacun n’a plus été mesuré qu’à proportion de sa productivité individuelle.

Marcel Gauchet : Nous nous rejoignons sur le fond, même si je crois qu’il faut distinguer le discours économique comme discours de légitimation politique et la place des faits économiques dans la société. Nous étions dans un monde où le social et le politique englobaient l’économie et la structuraient dans une large mesure. Nous sommes passés dans une situation où l’économie est supposée faire société. Et, du même mouvement, le discours économique est devenu le discours autour duquel s’organise la discussion publique dans son entier: elle se ramène invariablement à l’invocation des paramètres économiques.

Mais le phénomène dépasse largement l’obsession des grandeurs financières. On va faire par exemple une analyse économique du système scolaire, afin de juger de son efficacité sur ses résultats, même si cela ne se mesure pas à proprement parler en termes monétaires. Le critère du jugement par les résultats est devenu dominant dans notre vie sociale tout entière. Il exerce une pression continue, il pénètre de plus en plus la vie de nos sociétés – c’est là le véritable «économisme», devenu le phénomène central de notre époque.

Marcel Gauchet, vous semblez observer cette évolution avec une grande inquiétude. Vous affirmiez récemment: «L’enfermement dans l’économie est un des pièges les plus dangereux du moment.»

M. Gauchet : Cette évolution est en effet la source d’un malaise social immense. Parce qu’elle laisse de côté, ou renvoie dans l’invisible, des dimensions qui continuent d’être vitales du point de vue des individus et de l’existence collective, et qui n’ont plus droit de cité ou qui sont carrément déclarées obsolètes.

Au fond, nos sociétés politiques se divisent en deux, c’est même d’une certaine manière l’axe du vrai partage politique aujourd’hui, qui n’a plus rien à voir avec la droite et la gauche. D’un côté il y a ceux qui ne croient qu’en l’économie, qui sont donc adeptes conscients, ou inconscients, de cet économisme dont nous parlions. De l’autre, ceux pour lesquels l’existence collective continue de se passer en dehors de ces repères.

On le voit à l’intensité des débats sur tous les points que cet économisme laisse de côté. L’exemple type, pour prendre l’actualité immédiate, c’est la famille. Ou encore la nation. L’économie ne nous dit rien sur ces affaires. Elle n’explique ni d’où on vient, ni où on va, ni pourquoi on y va. Elle n’a à nous proposer qu’un avenir plus performant, parce que l’innovation permet une productivité supérieure, des rendements meilleurs, une richesse collective plus grande. Mais est-ce que c’est ça le but du parcours de l’humanité ?

Les liens sociaux en général répondent à d’autres normes que celle de l’efficacité économique. Vous ne vivez pas, dans les rapports avec les gens auxquels vous tenez, sur un mode économique. Une dichotomie se creuse entre le vécu spontané des peuples et la manière dont sont régies nos sociétés, de plus en plus gouvernées en fonction de cet économisme qui s’impose dans tous les secteurs de la vie sociale. Il en résulte un grand désarroi, un sentiment d’incompréhensibilité de ce qui se passe et un repli du plus grand nombre sur l’existence privée. C’est le coeur du malaise politique dans lequel nous nous trouvons.

L’économie ne nous dit rien des fins dernières, or elle tend à supplanter toutes les autres grilles de lecture… En tant qu’économiste, Daniel Cohen, est-ce un état de fait qui vous inquiète aussi ?

D. Cohen : Oui bien sûr. Le rêve des sociétés industrielles d’hier était d’intégrer les différents étages de la société: l’ouvrier, l’ingénieur, le contremaître, le patron qui appartenaient au même collectif. Tout cela faisait une société hiérarchique, étouffante et qui a fini par éclater, mais qui du point de vue de la répartition du revenu et de la production était intégrée et de fait solidaire.

On est passé depuis à une société débitée en tranches où chacun vit séparé des autres. La fin de l’homo hierarchicus n’a pas donné lieu à un homo aequalis, au sens de Louis Dumont, mais à une société étanche, où l’égalité se décline entre pairs, de manière totalement endogame. Il n’y a plus aucune communication entre les différents étages de la société. On reste entre soi. Dans l’entreprise, on externalise les tâches aux quatre coins de la planète, et le patron lui-même vit dans un autre ciel, celui de la finance. On a créé des mondes qui s’ignorent, et à l’intérieur desquels la rivalité est exacerbée.

Toutes les organisations, les institutions, l’école, l’université sont soumises à cette loi nouvelle. Tous les mois, j’ai un bonhomme qui m’envoie mon classement de 1 à 10.000 sur l’échelle des économistes mondiaux ! Je ne lui ai rien demandé. On est mis en tension, en compétition permanente. Les forces de coopération sont détruites. Et ce n’est même pas un système efficace, car il y a des réserves de productivité et d’efficacité considérables qui sont ainsi perdues, qui ne s’obtiendraient qu’à la confiance et à la réciprocité. C’est là où l’on voit que l’économisme de la société produit de manière autoréalisatrice un monde cohérent avec lui-même, où les rapports monétaires chassent les autres aspirations.

L’économie a-t-elle en quelque sorte détruit les autres modes de représentation du monde ou a-t-elle simplement servi à remplir un vide, celui laissé par la disparition de ce qu’on a appelé les «grands récits»?

M. Gauchet : Il faut mesurer le changement de philosophie collective qui s’est opéré. Repartons des années 1960, sommet de l’univers sorti de la deuxième révolution industrielle. Pour la droite gaulliste, l’économie était avant tout l’instrument de la grandeur du pays – il faut être riche pour être puissant, pour avoir les moyens d’un rayonnement à l’échelle du monde. Pour la gauche, le problème était de redéfinir l’organisation économique en fonction de la forme de société qu’on souhaitait instituer.

A partir de là, le tournant des années 1970-1980 nous a fait changer de culture. Le but est devenu d’accroître de façon maximale la richesse collective afin que chacun y trouve son compte à sa façon. Il ne s’est plus agi de mettre l’économie au service du collectif, d’une manière ou d’une autre, mais d’offrir à chaque individu les moyens de choix personnels les plus grands possibles à l’intérieur d’une richesse collective qu’il fallait accroître par tous les moyens.

A cet égard, on peut vraiment parler d’un suicide inconscient du socialisme démocratique dans son rapport à l’économie. Cette conversion explique la liquidation pure et simple de la gauche européenne qui est en cours. Elle a vendu son âme au diable, mais le diable n’avait rien à lui donner, c’était un très mauvais calcul !

Ce n’est pas que l’économie a pris le pouvoir, c’est que le politique a disparu. Il s’est creusé un vide, dont la disparition du politique est un pôle et dont la disparition du sens de l’histoire est l’autre, en particulier pour le mouvement socialiste et pour la gauche en général. Aujourd’hui, notre monde est sans direction. Nous n’avons plus ni politique ni histoire. Il nous reste l’économie qui tient lieu de tout.

D. Cohen : C’est vraiment le coeur de la question. De l’idée du progrès qui s’annonçait au XVIIIe siècle, il semble ne rester que celle du progrès matériel. C’est un paradoxe quand on sait que Keynes par exemple annonçait dans les années 1930 qu’en 1980 nous ne travaillerions plus – phrase célébrissime – que deux à trois heures par jour, que la question économique serait réglée comme l’avait été au siècle passé la question alimentaire, que la prospérité serait telle qu’on «pourra enfin s’occuper des choses qui comptent, l’art, la culture, la métaphysique».

Que s’est-il donc passé pour que cet idéal ne se soit pas réalisé ? En économie, on appelle ça le «paradoxe d’Easterlin», qui dit que l’appétit de richesse est insatiable, quel que soit le niveau de revenu déjà atteint. La France est aujourd’hui deux fois plus riche qu’en 1970. Cela ne se traduit pas par une hausse du niveau du bien-être ressenti par ses habitants.

L’homo economicus, comme disait Alfred Sauvy, est un marcheur qui n’atteint jamais l’horizon. Malgré la richesse sans précédent des sociétés occidentales, la demande économique n’a jamais été aussi forte parce que l’économie elle-même n’a jamais été aussi décevante. La croissance se tarit On est en train de tout rogner, nos dépenses de santé, d’éducation, de protection sociale, pour maintenir la flamme d’une croissance du pouvoir d’achat dont les effets ne seront qu’éphémères. Jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour sacrifier le progrès social du siècle passé au nom d’un progrès matériel devenu évanescent ? Telle est la question éminemment politique du moment.

Comment expliquez-vous toutefois la promotion spectaculaire du discours économique dans l’espace public ? Au moins autant que les intellectuels, on pourrait dire en effet que les économistes n’ont cessé de se tromper…

M. Gauchet : Ni la philosophie, ni la sociologie, ni l’histoire n’ont aujourd’hui la même vitalité et le même rayonnement intellectuel qu’il y a trente ou quarante ans. C’est flagrant. Il ne serait donc pas juste de se plaindre que de grandes oeuvres de sciences humaines sont reléguées dans la clandestinité par un discours économique hégémonique !

La vérité est qu’il y en a peu au rendez-vous. Pourquoi ? Que s’est-il passé intellectuellement dans nos sociétés ? La montée de l’économisme correspond, du point de vue des sensibilités, à un changement très profond de la demande sociale d’intelligence. Le désir d’intelligibilité a été supplanté par le souci d’efficacité d’un système conçu comme le seul possible. La question n’est plus de comprendre ce que sont l’homme, la société, l’histoire… La question est juste de savoir comment ça marche et comment faire en sorte que ça marche mieux.

C’est en ce sens que l’expert a pris la relève de l’intellectuel. Le mot est atroce mais parlant: on assiste à une désintellectualisation de nos sociétés. Elle va de pair avec une lecture de l’existence collective réduite au droit, à l’économie et à la technique.

D. Cohen : Je partage ce constat. Sur la question des erreurs des économistes, je vais toutefois me permettre de faire un peu de corporatisme. Les économistes ont dénoncé l’«exubérance irrationnelle» des marchés financiers dans les années 1990 et bien vu aussi la bulle immobilière de la décennie suivante. Ils ont mal ou pas du tout perçu la déflagration des subprimes, de 2007, en partie parce que la finance l’avait cachée aux régulateurs eux-mêmes.

Mais quand la bulle financière a éclaté, après Lehman, la «profession», à part quelques exceptions, a parfaitement fait le diagnostic du risque d’une répétition de la crise des années 1930. Bernanke, le président de la banque centrale américaine, prend ses décisions en ayant le livre des années 1930 sur les genoux.

Alors qu’est-ce qui aujourd’hui ne fonctionne pas en Europe ? C’est notre construction institutionnelle. On a interdit à la Banque centrale d’intervenir, on oblige les pays à mener des politiques d’austérité qu’aucun économiste ne soutient vraiment, hormis peut-être quelques économistes allemands. On est en réalité dans un problème politique: c’est la construction européenne et ses contradictions qui sont au coeur de la question.

Par ailleurs, il faut savoir qu’à l’heure où la société s’«économicise», la profession d’économiste vit, depuis une vingtaine d’années, une véritable transformation intellectuelle, une mutation de l’ordre de celle que le keynésianisme a pu produire sur la conception de l’équilibre macroéconomique. Les économistes discutent avec les psychologues pour comprendre pourquoi les schémas cognitifs divergent de leurs propres postulats de rationalité. Ils font de plus en plus d’histoire. Le lien avec les juristes et les sociologues est également très important.

La profession n’est pas dupe de son extraordinaire difficulté à comprendre la mondialisation et les crises financières, et de la nécessité qui est la sienne de s’enrichir, ici au bon sens du terme, au contact des autres disciplines.

On note en effet depuis quelques années l’expansion d’une nouvelle économie «comportementale» qui utilise certains travaux de sciences sociales, et s’éloigne donc des théories néoclassiques. Mais ce qui ne change pas avec cette nouvelle tendance, c’est l’effet de scientificité recherché, et donc d’autorité incontestable… Il y a encore ici l’idée d’une position de surplomb du discours de l’expert par rapport aux politiques démocratiques. N’est-ce pas là le vrai secret de la fascination actuelle exercée par l’économie, en même temps que son danger?

D. Cohen : Il y a un bon et un mauvais usage de l’économie, comme d’ailleurs des autres disciplines. L’erreur serait de croire qu’il y a un discours unifié des économistes. Ils divergent sur un grand nombre de points, et ce ne sont pas des vérités révélées qu’il faut attendre de leur part, mais des raisonnements, des données, qui doivent être débattus dans la cité.

L’autre erreur, c’est de surestimer le degré d’influence des économistes. Le plus souvent les politiques se contentent d’utiliser tel ou tel économiste pour légitimer leurs discours. Il faut je crois relativiser fortement le discours selon lequel les économistes «guident le monde». C’est plutôt le contraire.

Propos recueillis par François Armanet et Aude Lancelin.

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