La conscience musulmane traverse une crise très profonde

Entretien publié dans La Croix le 9 juillet 2015.
Propos recueillis par Marie Boëton.

Pour le philosophe, la modernité, qui repose sur un principe d’autonomie de l’individu, pousse certains jeunes en manque d’estime de soi à trouver refuge dans le fondamentalisme religieux.
Il explique la crise actuelle du monde musulman par le décalage entre un sentiment de supériorité religieuse et un échec civilisationnel de ces sociétés qui produit de l’humiliation.

La Croix : Comment expliquez-vous que certains jeunes ressortissants français soient tentés par le djihad ?

Marcel Gauchet : Nous faisons face à une nouvelle injonction sociale que je formulerais de la façon suivante : « Sois un individu ! » Sur le papier, c’est un statut désirable auquel chacun de nous aspire.

Dans la réalité, les choses sont plus complexes. Exister par soi-même, en dehors de son appartenance à une communauté, affirmer ses choix, être à la hauteur de ses aspirations, tout cela est difficile. Certains n’ont pas les moyens d’habiter ce rôle. Certains jeunes – notamment issus de l’immigration, mais pas seulement – peuvent ressentir de profondes carences et se sentir dans l’incapacité de relever ce défi.

C’est dans ce contexte que le fondamentalisme religieux peut séduire. Il offre un corpus de normes à suivre, une communauté à laquelle se rattacher, une tradition dans laquelle s’inscrire, etc. En plus, ces jeunes perçoivent le fait de se dévouer ainsi à leur cause comme quelque chose de noble. Ils ont, au fond, le sentiment de devenir quelqu’un et quelqu’un d’estimable. Ils deviennent quelqu’un en se niant comme individus selon nos critères habituels.

Dans les années 60, certains jeunes ont versé dans l’action armée au nom de l’idéal révolutionnaire. Peut-on faire un parallèle avec le phénomène actuel ? 

M. G. : Je ne le crois pas. Certes, le socialisme révolutionnaire pouvait s’apparenter à divers égards à une religion de substitution… Mais les militants d’extrême gauche étaient, pour la plupart, extrêmement bien intégrés socialement. Ils étaient souvent issus de milieux familiaux aisés et eux-mêmes très diplômés.

Ils avaient toutes les cartes en main pour trouver leur place une fois revenus de leurs engagements. Nombre d’entre eux ont d’ailleurs ensuite fait de belles carrières. Les jeunes tentés par le djihad n’ont, eux, absolument pas les mêmes atouts en main. C’est d’ailleurs une partie du problème.

Dans votre ouvrage de référence, le   Désenchantement du monde   (1985), vous théorisiez la « sortie de la religion » et constatiez que la religion n’était plus la clé de voûte de  l’organisation sociale. Comment, dans ce contexte, comprendre le phénomène djihadiste et, plus généralement, le regain du fondamentalisme musulman? 

M. G.: Comprenons-nous bien, la sortie de la religion telle que je l’ai théorisée ne signifie aucunement la disparition des croyances métaphysiques individuelles. La religion continue de jouer un rôle central dans la vie intime des croyants – tant sur le plan du salut, que sur celui des valeurs.

Mon constat de l’époque – qui me semble plus que jamais d’actualité – était que les sociétés européennes ne sont plus subordonnées au divin. Lorsque c’était le cas, la vie sociale toute entière s’organisait autour de la soumission : soumission des hommes à l’au-delà, du présent au passé (via la tradition), de l’individu à la communauté, des hommes entre eux.

La spécificité de l’histoire européenne a consisté à rompre avec cela au profit de l’individualisme, de l’autonomie, de l’égalité en droit et de la démocratie. Cette évolution – qui a mis cinq siècles à s’imposer – est désormais un acquis que nous ne questionnons plus. Mais on peut comprendre que ce mode d’organisation déstabilise d’autres sociétés.

Certaines d’entre elles souhaitent s’approprier les acquis de la modernité occidentale tout en conservant leur identité historique et religieuse. Et tout en continuant à s’organiser autour de la religion. C’est notamment le cas de toute une partie des sociétés musulmanes. »

Le rejet de l’Occident prend, dans certaines d’entre elles, un tour particulièrement violent. Comment l’expliquer? 

M. G.: En simplifiant à outrance, cela me semble relever d’une contradiction entre l’esprit de l’Islam et sa situation historique objective. Cette religion se présente comme « la » révélation ultime, comme la religion qui englobe les autres monothéismes et se considère comme supérieure à eux.

Or, ce sentiment de supériorité religieuse coïncide avec un échec civilisationnel des sociétés musulmanes (en termes de croissance économique, de confort matériel, d’avancée scientifique, etc). Il y a, de ce point de vue, une crise très profonde de la conscience musulmane et un profond ressentiment envers l’Occident.

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre que certains espèrent, via une lecture rigoriste de la loi coranique, renouer avec un passé perçu comme glorieux. Ce décalage entre, d’un côté, une appartenance religieuse se vivant comme supérieure et, de l’autre, l’humiliation concrète du quotidien, on la retrouve chez toute une partie des jeunes de nos banlieues tentés par le djihad.

La montée du phénomène djihadiste en France a conduit les autorités à repenser l’arsenal répressif, mais aussi préventif, en vue de l’endiguer. Mais comment s’attaquer à la racine du phénomène? 

M. G .: Je crois qu’il faut en revenir à notre point de départ et se poser la question suivante : Quelles conditions faut-il remplir pour permettre à nos jeunes de se réaliser en tant qu’individu? C’est la nouvelle question sociale. L’avènement de la révolution industrielle avait amené avec elle la question de la lutte des classes. La nouvelle question qui se pose à nous tient plus, désormais, à la réalisation de l’individu. Comment en donner les moyens à tous?

Cela passe pour commencer par une réflexion en profondeur sur l’éducation. Car c’est sur elle que repose au départ la capacité d’indépendance individuelle. On ne peut pas se contenter de distribuer ça et là un peu d’argent, via l’État social, à ces jeunes en déshérence. La mesure du problème reste à prendre.

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La revue Le Débat consacre un dossier à « l’effet Charlie »

* Né en 1946 en Normandie dans une famille modeste, Marcel Gauchet fait de brillantes études qui passent par l’École normale supérieure de Saint-Cloud. Il a notamment été directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales.

* Élevé dans une culture catholique, il se tourne durant ses études vers le marxisme puis prend ses distances avec la gauche radicale dans les années post-68.

* Dans Le désenchantement du monde (Gallimard, 1985), il relie le processus de sécularisation de l’Occident à la nature du christianisme qui est « la religion de la sortie de la religion ».

* Le philosophe est directeur de la revue Le Débat , qu’il a fondée en 1980 avec l’historien Pierre Nora. Le dernier numéro (N° 185, Ed Gallimard) consacre un dossier à « l’effet Charlie » dans lequel Marcel Gauchet signe une longue analyse sur les racines du fondamentalisme islamique.

Dernier livre paru : Que faire ? Dialogue sur le communisme, le capitalisme et l’avenir du monde, avec Alain Badiou, Philosophie éditions, 164 p., 12.90 €.

Propos recueillis par Marie Boëton.

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