Dans Le Monde, une critique du dernier livre de Marcel Gauchet

Le Monde des Livres publie ce jeudi 21 octobre une critique du dernier ouvrage de Marcel Gauchet. Critique écrite par Pierre Bouretz.

Lien  : « L’Avènement de la démocratie. A l’épreuve des totalitarismes », de Marcel Gauchet : enquête sur la religion totalitaire – LeMonde.fr.

On pourrait dire que, depuis plus de vingt ans, Marcel Gauchet rongeait son frein. Il lui avait fallu une ambition et une énergie intellectuelle peu communes pour écrire Le Désenchantement du monde (Gallimard, 1985), histoire universelle de la religion d’un point de vue politique, construite autour de cette thèse : « Derrière les Eglises qui perdurent et la foi qui demeure, la trajectoire vivante du religieux est au sein de notre monde pour l’essentiel achevée. »


Depuis, il avait, entre autres choses, offert de brillantes analyses des révolutions modernes et de leur legs, ainsi que des réflexions plus synthétiques sur l’expérience démocratique. Tout cela ne dissonait pas, mais était écrit sous une autre clé que celle de la partition de 1985. Tel n’est pas le cas de la tétralogie intitulée L’Avènement de la démocratie, dont paraît aujourd’hui le troisième opus : A l’épreuve des totalitarismes.

Gauchet laisse, à juste titre, de côté ce qui a toujours contrarié l’analyse du phénomène totalitaire : de vaines querelles de « méthodes » autour de critères et de typologies, mais aussi la méfiance de nombre d’historiens craignant de voir le réel capturé par une abstraction philosophique. De même ne s’embarrasse-t-il pas des dénonciations convenues : celle du totalitarisme comme « concept de guerre froide », qui visait Hannah Arendt ou Raymond Aron pour crime de lèse-majesté envers le communisme ; celle de l’antitotalitarisme comme « pensée tiède » (Perry Anderson) qui serait propre à des auteurs comme Claude Lefort ou François Furet, au service d’une liquidation de l’héritage de la gauche. Mais de façon plus surprenante, il pense comme ex nihilo, sans reconnaissance de dette envers ceux qui l’ont précédé dans la tentative de percer l’énigme totalitaire – pour l’essentiel ceux dont les noms viennent d’être cités.

Crise politique

Au départ, il y a ce qui fermentait aux alentours de 1900. Une crise politique du système libéral, liée à l’imperfection de la représentation et à une incertitude quant à la légitimité du pouvoir. Mais aussi, un malaise consubstantiel à l’univers de la « sortie de la religion », vécu comme déficit de communauté, d’inscription de l’individu dans l’organisme social. Voilà ce qui serait à la fois dévoilé et pour partie dépassé par l’événement cataclysmique inaugurant le court XXe siècle : la Grande Guerre. Gauchet la décrit comme une véritable « révélation » : politique, dans la mesure où des Etats jugés impuissants s’avéreraient d’une exceptionnelle efficacité militaire et industrielle ; mais surtout spirituelle, pour autant que l’acceptation du sacrifice pour la nation de millions d’individus des deux côtés du champ de bataille ferait surgir une sorte de « surnaturel terrestre » ou de « sacré profane », là où « chacun devient par nécessité une partie vivante d’une force supérieure » (Ernst Jünger). L’Europe de 1918 vivrait à l’heure de la révolution et d’une montée aux extrêmes des idéologies dont chacun à sa manière, et dans l’ordre d’entrée en scène, le bolchevisme, le fascisme italien et le nazisme, tirerait profit.

A leur sujet, Gauchet s’approprie un oxymore qui fournit le leitmotiv de son livre : « Religions séculières ». Il s’agit donc de comprendre comment des mouvements par excellence modernes dans leur volonté de maîtrise du monde, futuristes par leur projection vers l’avenir et déliés de la religion par leur conviction de la toute-puissance de l’homme, réactualisaient sans le savoir le passé le plus ancien de l’imaginaire religieux.

L’exemple le plus saisissant, de ce point de vue, est celui du bolchevisme. « Lénine est mort, mais le léninisme est vivant » : on entend dans cette formule façonnée à Moscou en 1924 un écho de celle qui exprimait l’essence de la monarchie absolue de droit divin ; on voit, selon Gauchet, « la réinvention séculière de la figure qui constitue le pivot de la forme religieuse, celle du pouvoir en personne, conjoignant l’inspiration de l’au-delà et l’ordonnance de l’ici-bas ». Il en va de même s’agissant ailleurs de l’incorporation du peuple dans la figure du Duce ou du Führer. Que le totalitarisme relève d’une logique de l’idée, on le savait aussi. Mais Marcel Gauchet le montre à sa manière, sans se dérober au redoutable problème de la part respective des intentions et des circonstances qui hante en particulier l’historiographie du nazisme, ou pour être plus précis de la Shoah. Il fait preuve de prudence : il existait dans la théorie raciale une intention de destruction des juifs d’Europe, mais pas un modèle de la « solution finale » ; le nazisme est « le plus intentionnel des totalitarismes », mais son projet a été réalisé en fonction des aléas de la guerre.

Le passage de l’accomplissement eschatologique d’une idée au combat apocalyptique contre un ennemi absolu est ce qui le fait unique. Mais qu’il y ait là « un avatar ultime et paroxysmique » du religieux sécularisé le rend comparable aux autres totalitarismes.

Un horizon surhumain

Il y a quelque chose de profondément hégélien dans la façon dont Marcel Gauchet écrit l’histoire. Plus que tout autre avant eux, des hommes comme Lénine, puis Staline, Mussolini et Hitler, veulent d’une volonté de fer faire l’Histoire, convaincus de maîtriser ses principes, ses mécanismes et son but. Mais comme le disait Marx de façon générale et pour une autre raison, ils ne savent pas l’Histoire qu’ils font. Persuadés qu’ils sont en voie de sortir de l’impasse moderne par les moyens hypermodernes de l’Etat total, ils ne voient pas que l’incarnation de la société dans son chef et l’inscription des promesses terrestres sur un horizon surhumain recyclent sous une forme séculière le sacré religieux. Il y a là comme une ruse de la religion, même si elle est sans nécessité, puisqu’il fallait le cataclysme de la guerre pour que s’opère le retour du refoulé religieux.

La « stylisation » de l’histoire du totalitarisme dans une vaste fresque de « l’avènement de la démocratie » est donc dialectique. Mais elle a un point aveugle, que l’on pourrait désigner comme énigme de l’acquiescement. Le modèle proposé par Gauchet suppose un très haut degré d’adhésion des peuples. C’est pourquoi la terreur n’y apparaît pas comme l’une des composantes essentielles du totalitarisme. La servitude était-elle religieusement volontaire ? Voilà un mystère que ne dissipe pas ce livre, d’une ambition et d’une puissance intellectuelles à la hauteur de son sujet.


L’AVÈNEMENT DE LA DÉMOCRATIE. A L’ÉPREUVE DES TOTALITARISMES de Marcel Gauchet. Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 660 p., 24 €.

 

Pierre Bouretz

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