La famille ne veut plus socialiser et s’en décharge sur l’école.

Famille Chrétienne, 6 février 2009

À quoi prépare l’école ? Quel est le rôle des familles ? Qu’est-ce qui a changé dans la façon d’éduquer les enfants ? La famille d’aujourd’hui a changé. Le statut de l’enfant aussi. Il est maintenant au centre de tout et cela l’empêche de se projeter vers un avenir collectif. Vouloir le bonheur de l’enfant tout de suite ne lui est pas forcément profitable. L’enfant roi est très isolé du monde des adultes et du monde réel. Co-auteur de l’essai Conditions de l’éducation, Marcel Gauchet répond à Famille Chrétienne.

La question éducative revient en force dans le débat public, on le voit par exemple à travers les polémiques sur Françoise Dolto. L’éducation des enfants est-elle devenue si problématique ?

Le rapport des familles à l’institution éducative a considérablement changé. Familles et institutions n’ont plus la même manière de se représenter ce qu’est l’éducation sur un aspect essentiel : le travail de socialisation qui s’opère au travers de l’acquisition des connaissances. C’est ça, le nœud.

La famille-institution classique telle qu’elle subsiste encore de manière quasiment résiduelle dans nos sociétés, en tant que rouage de l’ordre social, « première cellule de la société », prenait très au sérieux cette mission. Elle avait une vocation éducative dans un sens fondamental. Il s’agissait d’apprendre aux enfants l’existence en société. C’est quelque chose qui va très loin et qui ne se réduit pas aux règles élémentaires de coexistence avec ses semblables : cela consiste à se penser comme quelqu’un qui a une place dans la société avec un rôle à jouer et des devoirs y afférant.

La famille «désinstitutionnalisée» d’aujourd’hui, réduite à sa sphère privée, ne comprend même plus ce que cette tâche voulait dire. Les gens ne sont pas fous et mesurent très bien qu’il faut que leur enfant l’acquière, mais ils pensent que c’est à l’école et non à eux de le faire.

Les familles ont tendance à rejeter certaines tâches éducatives sur l’école, et en même temps, elles entretiennent souvent des relations houleuses avec l’institution scolaire. Comment expliquer ce paradoxe ?

Au nom des valeurs individuelles que les familles d’aujourd’hui centrées sur l’affectif cultivent, elles sont très méfiantes à l’égard des normes institutionnelles qui sont forcément celles de l’école. Dans un monde d’«egos», celle-ci traite tout le monde de la même façon, en reléguant au second plan la particularité psychologique de tel ou tel. L’institution n’est pas aveugle aux particularités, mais ce n’est pas sur cette règle qu’elle fonctionne.

Il y a un contentieux larvé très profond qui est gravement perturbateur pour les enfants. La pression des familles dans une école catholique sans problèmes ou les incivilités des élèves en Zep recouvrent le même phénomène. La moindre note (assimilée en France à un terrible symbole de répression) est contestée. Comme toute évaluation. La norme d’évaluation est universelle et par définition conventionnelle, donc «violente».

N’est-ce pas compréhensible que les familles veuillent protéger leurs enfants à compétences variables d’une moulinette scolaire parfois broyeuse de talents ?

Aucun prof ne pense qu’il distribue une place dans la hiérarchie métaphysique à ses élèves en leur donnant une note : il évalue un travail qui n’engage pas la valeur des êtres. En France tout particulièrement, l’institution scolaire a pour philosophie d’anticiper sur la hiérarchie sociale, avec l’ambition de la corriger en y introduisant un élément de justice : c’est ce qu’on appelle la méritocratie. Mais notre société tend à faire de l’enfance un univers utopique, protégé de la société globale, où donc cette anticipation sur la réalité sociale future, qui se joue au travers des classements de tous ordres, est très mal vécue.

Au fond, la famille cocon veut protéger les enfants de la société dans laquelle ils auront à vivre. Ce qui n’est peut-être pas une très bonne manière de les y préparer.

Cette attitude concerne-t-elle tous les milieux sociaux ?

Là où il y a le renversement le plus complet, c’est dans les milieux les plus populaires, qui étaient jadis très répressifs, avec une culture autoritaire où on disait aux gamins : «Tu dois apprendre que la vie est dure». Les familles bourgeoises cultivées étaient beaucoup plus laxistes, plus tolérantes.

Or les familles populaires sont aujourd’hui les plus pénétrées par cette valorisation démesurée de l’enfant et de sa liberté, par l’idée que l’enfance est le temps du bonheur et qu’il sera toujours temps de subir la rigueur de la vie sociale. L’exemple type, c’est le rapport à la télé. Les familles bourgeoises veillent à en contrôler l’utilisation par les enfants, alors que dans les milieux les plus populaires ou immigrés, on l’installe dans la chambre des gamins.

Cela explique qu’en dépit d’énormes investissements éducatifs, l’inégalité s’accroît devant la performance scolaire.

Montrer à quel point l’école fait les frais des dérives de la société, n’est-ce pas l’exonérer un peu vite de ses propres défaillances ?

Il y a des dérives certaines du côté de la pédagogie. Mais les prises de bec entre «républicains» et «pédagogues» créent des écrans de fumée. L’important, c’est la prise de conscience de la part des milieux professionnels, qui jouent quand même un rôle de guide dans la vie sociale. Cette idéologie, ils ne l’ont pas trouvée tout seuls, elle a été fabriquée, elle est passée par les médias : il y a eu, à partir des années 70, une énorme psychologisation de l’éducation, avec notamment l’idée qu’il fallait éviter tout traumatisme à l’enfant.

Or les professionnels de ce milieu ont pris eux-mêmes conscience qu’on était allé trop loin. Après tout, le pédopsychiatre Aldo Naouri, qui pourfend l’enfant tyran, c’est quoi ? Quelqu’un qui, en voyant les résultats, a changé d’avis par rapport à ce qu’il disait il y a vingt ans. C’est tout à fait typique de ce qui est en train de se passer chez les psychiatres et les psychologues, en première ligne pour constater les dégâts du système : c’est sur eux que refluent les ratés !

En d’autres temps, on a pu faire prendre conscience aux familles des dangers d’une certaine éducation autoritaire répressive – dont personnellement je n’ai aucune nostalgie, parce qu’elle ne produisait pas des résultats enthousiasmants sur le plan des vies personnelles.

Mais on a basculé dans une utopie anti-autoritaire qui peut être tout aussi toxique par des voies différentes. Il n’y a pas de raison qu’on ne puisse remettre le balancier à sa juste place.

On en revient à la fameuse quête de l’autorité, qui fait un peu office de graal éducatif ?

L’autorité, on en parle, comme dirait l’autre, mais on ne la voit pas vraiment venir. Ça ne coûte rien d’en parler, surtout pendant les campagnes électorales. La grande question de l’autorité, c’est toujours l’autorité au nom de quoi. Et là, problème : il y a plusieurs systèmes de référence qui se battent en duel dans la tête de tous les acteurs de l’éducation. Tantôt ils valorisent l’un, tantôt ils mettent l’autre en avant. Ce qui fait qu’on ne sait pas à quel saint se vouer, ni ce qui est légitime. Le brouillage est total.

Plus grave, dites-vous, le savoir est lui- même disqualifié…

Dans la pratique, nous sommes dans des sociétés qui valorisent le savoir plus que jamais. De fait, la place des individus dans l’existence est déterminée de plus en plus par le bagage scolaire. Et en même temps, on observe un affaissement du sens des savoirs.

Premier changement fondamental : on ne croit plus au statut humanisant du savoir. Il en faut parce que c’est utile socialement, mais on en reste là. Deuxième grand changement : le savoir était quelque chose qui était à intérieur de l’individu, qui participait à son autoconstitution. Il est passé à l’extérieur : c’est devenu un environnement social, ce que concrétisent les nouvelles techniques de l’information et de la communication. La seule chose qu’il y aurait à apprendre, c’est à se servir de ce savoir social, mais qui ne participerait d’aucune intériorité.

Le petit enfant est spontanément curieux, il a envie d’apprendre. Qu’est-ce qui se casse ensuite ?

Les questions de l’enfant sont des questions auxquelles les parents sont en principe en mesure de répondre. À un moment donné, il faut forcément passer dans une autre dimension. Même quand les parents font l’école à la maison, ils ne procèdent pas comme ça : ils font la classe, c’est autre chose, on change de registre. Ce n’est pas la question interpersonnelle qui permet de donner le savoir. Pour répondre à la question «Pourquoi le ciel est bleu ?», il faut un sacré détour, c’est très compliqué, cela engage toute la théorie physique. Ce n’est pas une curiosité que vous pouvez satisfaire de manière immédiate ; il y a forcément le passage par un savoir méthodique, déjà constitué, qui suppose une armature intellectuelle.

Comment garder la curiosité vivante ? Quoi qu’on en dise, nous ne savons pas vraiment faire. Il faudrait analyser les pratiques des meilleurs professeurs.

Dans ce brouillard affectif, vous discernez une sourde indifférence des adultes pour le monde de l’enfance…

Aujourd’hui, les enfants vivent en apesanteur. Ils vivent dans une sorte de bulle confortable, mais qui frustre une de leurs attentes les plus fortes : comprendre ce qui se passe au-delà de ce mur invisible qui les sépare de l’âge adulte. Quel sens cela a-t-il d’entrer dans la vie si on ne sait pas dans quelle vie on entre ?

On ne parle pas assez aux enfants. Dans les familles intimistes, les parents ne parlent pas de leur travail aux enfants, alors qu’il y a cinquante ans, c’était présent de façon évidente.

On valorise l’enfant, mais c’est le narcissisme des adultes qui se projette sur lui. On ne cherche pas à le comprendre. On veille à son confort, au fait qu’il soit bien traité. Il n’y a pas lieu de le regretter, mais ça ne suffit pas : il faut aussi se mettre à sa place. On peut très bien faire vivre les enfants dans des conditions de confort sans précédent, et passer à côté de leurs vrais besoins psychiques, personnels, moraux, spirituels. On ne se pose même plus la question de définir ces besoins : c’est très grave culturellement.

Qu’est-ce qui est au centre de l’expérience de l’enfant ?

C’est le sentiment d’arriver dans un monde qui est déjà là, qui ne l’a pas attendu pour exister, et dont il ne comprend pas très bien comment il fonctionne. Il sait qu’il va devoir y trouver sa place. Il est plus ou moins pressé. Il y a des enfants qui veulent devenir grands le plus vite possible ; il y en a d’autres qui ne voient pas d’urgence à ce passage parce que, justement, ils ne sont pas du tout sûrs d’eux.

Les enfants sont à la fois un peu inconscients, dépourvus de sens du risque, et en même temps ils sont très angoissés de la place qu’ils pourront avoir dans cet univers. Je crois que, précisément, la fonction de l’éducation, c’est de les sécuriser dans ce passage : «Tu peux, tout le monde l’a fait, il n’y a pas de raison que tu n’y arrives pas comme les autres, mais ce n’est pas simple». Sinon, on rend la confrontation au savoir scolaire problématique pour beaucoup d’enfants, littéralement paniqués.

Il faudrait revenir à une véritable pédagogie au sens plein : se mettre à la place, comprendre ?

Au nom du fait qu’il y a eu des dérives pédagogiques, on ne peut pas rejeter le principe même d’une pédagogie. Une vraie pédagogie est celle qui prend en compte les données véritables du problème ; ce ne sont pas des recettes politico-pédagogiques. C’est un domaine où il faut savoir concilier les contraires… ce que la pensée sociale spontanée ne sait pas faire.

Il y a eu un immense progrès dans la perception de la réalité de l’enfant. L’enfant est, dans le principe, une personne à part entière, mais une personne qui doit devenir une personne, avec un besoin absolu de la tutelle des adultes. Évidemment, la dérive de la pensée idéologique, c’est de passer du «il faut penser pour lui» à «il pense tout seul».

Autre confusion : en un sens, il n’est pas faux de dire que l’enfant construit lui-même ses savoirs. Mais il faut rappeler que les savoirs ne l’ont pas attendu pour exister, et qu’ils ne sont pas là pour répondre à ses questions. Ils ont leur propre discipline intérieure, leur rationalité très exigeante et complexe à maîtriser, qu’il faut acquérir.

L’art pédagogique, c’est joindre ces deux choses contradictoires. On gagnerait beaucoup à reconnaître la difficulté. Nous sommes dans des cultures de la facilité où il s’agit de trouver la martingale qui va tout régler de manière automatique. L’existence humaine ne sera jamais comme ça.

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