Critique du dernier ouvrage de Marcel Gauchet dans Mediapart

par François Delpla

À PROPOS DU TOME 3 DE « L’AVÈNEMENT DE LA DÉMOCRATIE », A l’épreuve des totalitarismes / 1914-1974, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2010.

Philosophe et historien, Marcel Gauchet vient de nous livrer l’avant-dernier tome de sa fresque sur la « sortie de la religion ». Il analyse ici le XXème siècle, pendant lequel la planète a été, selon lui, confrontée à des défis auxquels trois « totalitarismes », apparentés et très différents, ont répondu de manière irréaliste et vouée à l’échec. Ils comblaient en effet le vide laissé dans l’univers politique par l’affaissement des religions, au moyen de chimères qui sollicitaient elles-mêmes une adhésion de nature religieuse. La démocratie libérale ramassait finalement la mise et comblait ledit vide d’une façon plus satisfaisante dans la seconde moitié du siècle, notamment par le biais de l’Etat-providence.

Une entreprise historique aussi vaste est tributaire de matériaux que l’auteur n’a pas fabriqués lui-même : en pareil cas, le choix des fournisseurs est l’un des principaux facteurs de la réussite. En retour, le fait de se situer à une telle hauteur permet des visions d’ensemble que les arpenteurs de champs plus restreints n’ont pu appréhender.

Ma propre analyse, fort réservée devant le concept de « totalitarisme » et plus sceptique encore devant celui de « fascisme » appliqué en dehors des frontières italiennes, conclut volontiers à l’unicité du phénomène nazi. Va-t-elle ici persister, ou se laisser enrichir ?
Gauchet propose un prisme pour la lecture du XXème siècle : le libéralisme aurait, au XIXème, réalisé une « sortie de la religion » imparfaite, ladite religion aurait fait retour, à la manière du refoulé dans la psychanalyse, principalement sous la forme du nationalisme, celui-ci aurait déclenché et fait durer la Première Guerre mondiale et les trois totalitarismes lui auraient succédé. Cependant ils ne procéderaient point, comme on le dit souvent, des violences et des destructions du conflit, mais sortiraient de la même matrice que lui. Les communions des régimes d’extrême droite ou d’extrême gauche, tout comme la fraternité des tranchées, répondraient à des besoins de type religieux. Ils soigneraient la nostalgie d’une société unie et consisteraient en un « réenchantement du monde » fantasmatique et nécessairement bref -la relative longévité de son incarnation soviétique tenant à un lent refroidissement de la ferveur initiale.

Le nazisme est de cet enchantement, d’après l’auteur, la forme la plus achevée et la plus évocatrice des religions anciennes. Celle qui a le plus cherché à matérialiser sa propre idéologie.

L’hypothèse est intéressante, et mérite d’irriguer à l’avenir les études historiques. Celles qui portent sur le nazisme ont en effet elles-mêmes, dans le moment présent, à sortir d’une religion appelée le fonctionnalisme, dont les prédicateurs initiaux furent deux universitaires ouest-allemands, Martin Broszat et Hans Mommsen. Cette approche dénie au phénomène une bonne part de sa continuité et le considère au jour le jour. Il ne serait pas entièrement dépourvu de colonne vertébrale, mais créerait celle-ci au fur et à mesure en un « processus cumulatif ».

Gauchet sort de cette religion-là de façon incomplète, mais précieuse. Il repère dans le nazisme un « programme génétique », dont la pièce maîtresse est l’antisémitisme. Il ne s’agit pas cependant d’une « guerre contre les Juifs », comme certaines études, anciennes ou récentes, ont tenté de le démontrer. Gauchet voit dans « le Juif » une entité concrète mais aussi abstraite, un fantasme contre lequel la cité nazie se construit, un ennemi de type satanique indispensable à l’affirmation de la foi. Il met aussi à sa place, la première et de loin, le discours hitlérien, comme le seul important, un Rosenberg ou un Himmler dégoisant aussi de l’idéologie mais de façon désespérément périphérique. Hitler EST -suivant ce dogme- à la fois son pays et son peuple. Le régime a certes une histoire, mais lestée d’invariants lourds et contraignants. Le chef sait où il va, et sait toujours où il en est.

Par rapport à mes deux décennies de travaux et de publications, ce livre fouille un domaine où je me suis peu aventuré, celui du champ politique et idéologique dans lequel se déploie le nazisme. J’ai surtout décrypté les manoeuvres hitlériennes -et j’en ai trouvé tellement, qui n’avaient point été repérées ou même soupçonnées, que je considère à présent ce domaine comme à peine effleuré. Mon attention, du coup, a été moins attirée vers les conditions historiques qui ont permis, ou au moins favorisé, le succès de ces manigances. Le fait, par exemple, que Hitler, en jouant sur les ressorts de la modernité, échappe vite à l’emprise des conservateurs qui l’ont hissé au pouvoir, est souligné dans des pages excellentes (460-462) où on lit notamment : « Il savait parfaitement que le choc symbolique provoqué par sa nomination emporterait toutes les digues qu’on voudrait lui opposer ». « Il savait aussi qu’il avait entre les mains, avec son parti de combat, un instrument démultiplicateur d’une autre trempe que les machines électorales anémiques des ’réactionnaires’ avec lesquels il lui fallait pour un temps composer ».

Dans ce tout premier commentaire d’une oeuvre sur laquelle il faudra longuement revenir, je voudrais relever une divergence, sans doute significative : Gauchet insiste à de nombreuses reprises, à commencer par l’expression même de « religion séculière », sur le caractère entièrement terrestre des trois totalitarismes, et leur refus de toute transcendance. S’agissant du nazisme, c’est faire bon marché de l’invocation fréquente par Hitler de « la Providence ». Or il semble qu’il y ait là non pas une métaphore, mais bien une ferme croyance. Ce chantre de la Volonté semble avoir adopté la devise « Aide-toi, le Ciel t’aidera ». Son intransigeance même et son refus de capituler, fût-ce à la dernière extrémité, ne peuvent guère procéder que du sentiment que sa fidélité à ses idéaux allait être finalement récompensée, par une divinité personnelle et attentive aux choses d’ici-bas. Ainsi se serait-il vu sincèrement comme un Antéchrist, voué par une mission surnaturelle à purger la Terre du « poison juif » distillé par « deux mille ans de christianisme ».

Faute de voir les choses ainsi, et sans doute aussi par une propension à surestimer les points communs avec d’autres dictatures, staliniennes en particulier, Gauchet met trop l’accent sur l’impasse historique qu’aurait constituée le nazisme. Etait-il si voué à l’échec que cela ? Une religion l’a dit très tôt, celle du nazi repenti Hermann Rauschning qui présentait le national-socialisme, dès 1938, comme une « révolution du nihilisme ». Voilà qui explique peut-être, outre une référence laudative à l’un des livres de Rauschning, l’absence, dans toute cette analyse, du mot « Churchill ». La volonté personnelle de cet Anglais ne s’est-elle pourtant pas mise in extremis en travers d’un triomphe durable du prophète allemand ? Son rôle est ici attribué, de façon anonyme et chronologiquement vague, à « la démocratie libérale ». De même sont ignorées certaines recherches récentes sur la politique finale du régime, qui n’aurait pas consisté à « brûler » la terre allemande pour punir ses habitants d’avoir été indignes de la mission assignée par le nazisme. La classique fable de Speer, qui aurait saboté le fameux « ordre de Néron » donné par le dictateur, trône inviolée. Or si un nazi était une marionnette de Hitler c’était bien cet architecte, et le fait même qu’il ait été chargé d’une telle mission, en ayant averti qu’elle lui répugnait, montre que le Führer avait là une politique apparente et une autre, bien réelle : il était le premier à souhaiter un redressement de l’Allemagne sous la botte américaine, mais ne pouvait évidemment le clamer.

Il l’aimait donc, ce pays, certes à sa monstrueuse manière. Voilà ce qu’une vision trop systématique dissimule dans ce maître ouvrage. De même qu’il fait de la « race aryenne » une réalité purement idéologique, sans mesurer que ce concept va à l’encontre de l’idée encore prospère, et ici réaffirmée, que le nazisme visait une domination de l’Allemagne sur le monde alors que sa proposition, autrement réaliste et tentatrice, consistait en un partage de la planète avec les Anglo-Saxons.

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