Propos recueillis par Élisabeth Lévy
Le Point : « De quoi l’avenir intellectuel sera-t-il fait ? » Cette question, vous l’aviez posée à une série de jeunes intellectuels en 1980, pour le numéro 4 du Débat . Trente ans après, vous conviez ces désormais « anciens » à faire un retour critique sur leur pensée d’hier tandis que des représentants de la nouvelle génération s’essaient à l’exercice. Un sentiment de désarroi émane de l’ensemble, comme si la pensée était inapte à rendre compte du monde qui vient. Que nous est-il arrivé ?
Marcel Gauchet : Il nous est arrivé une rupture considérable : la pensée a perdu son pouvoir social. Son statut a changé. En 1980, nous avions affaire à une génération de jeunes intellectuels, dans le sens classique du terme, qui ne doutaient pas que la pensée allait être déterminante pour façonner le monde à venir. C’était une tâche sérieuse, importante, d’intérêt général, à laquelle il fallait se dévouer par une manière de sacerdoce. La vie des idées était conflictuelle, mais elle existait comme champ collectif : si on s’empaillait sur les réponses, il y avait accord sur les enjeux. Nous n’en sommes plus là. Le domaine intellectuel s’est atomisé. Les « jeunes » que nous avons interrogés s’affrontent peu les uns aux autres. Tenter de déchiffrer le monde est devenu une sorte de luxe que l’on s’accorde à titre personnel parce qu’on a été élevé dedans. Mais tout le monde sent que la collectivité ne croit plus aux idées, l’essentiel se passe ailleurs. Réussir, c’est gagner de l’argent ou montrer sa bobine à la télé. Plus que l’intellectuel à la française, c’est la définition canonique de la modernité qui arrive à épuisement.
Canonique, c’est-à-dire européenne ?
Précisément. La marginalisation de l’Europe, pour banal que soit le constat, a joué un rôle déterminant. Evidemment, elle ne date pas de 1980. Reste qu’en 1980 la grande affaire du monde, c’est encore la réplique américaine à une URSS surarmée qui pointe ses SS 20 sur l’Europe occidentale. Autrement dit, l’affrontement mondial entre les superpuissances se joue sur le territoire européen autour d’idéologies d’origine européenne – marxisme contre libéralisme. Aujourd’hui, la vision européenne du monde n’est plus un enjeu mondial.
On ne saurait pas penser un monde dont on n’est plus le centre ? En ce cas, lâchez le mot qui fâche, qui est à la vie des idées ce que « rigueur » est à l’économie : sommes-nous entrés dans un cycle de déclin ?
Il faut être très prudent avec ce terme, qui véhicule toutes les illusions du retour au passé. Je parlerais plutôt de régression intellectuelle majeure, de « dés-intellectualisation du monde », dont le délabrement du système éducatif est le premier symptôme et la cause cumulative : on forme des générations qui ne croient plus à l’intérêt de la chose intellectuelle. Nos sociétés semblaient avoir pour principal moteur ce que Max Weber appelait la rationalisation, on cherchait à comprendre le monde pour l’améliorer. On a brutalement basculé dans un univers d’autorégulation dont les marchés financiers ont été la quintessence et dans lequel cet effort de rationalisation apparaît comme de l’intellectualisme stérile et illusoire. Ajoutez, en fond, une culture médiatique qui vend de l’émotion et de l’immédiat, du « c’est mon choix » et « c’est mon droit », et on comprend que l’intellectuel qui se respecte soit considéré comme un zombie d’un autre âge s’adonnant à une marotte masturbatoire.
Régression, pas déclin, admettons. Si l’avenir doit réserver la culture à une élite microscopique, cédant au grand nombre le divertissement, il ressemblera furieusement au passé.
Il est significatif, justement, que cet aspect de la dynamique inégalitaire de nos sociétés soit totalement négligé. L’inégalité du savoir et de la connaissance intéresse beaucoup moins que celle des revenus. Nous avons globalement les populations les plus éduquées de l’Histoire, mais ce mouvement global dissimule l’abîme qui se creuse entre l’élite cultivée et la grande masse.
Cet abîme peut-il s’expliquer par la défaillance de l’école ou l’hégémonie de la télévision ?
Evidemment pas, même si ces facteurs ont leur importance. Nous sommes confrontés à une mutation anthropologique très profonde qui tient à la place de la culture dans la définition même de l’humain. La forme première de la culture, c’est la civilité, le sens des autres, la capacité de mettre en forme des messages pour les rendre aussi adéquats que possible à sa pensée – le bien-parler, pas pour se conformer à la norme, mais pour exprimer avec justesse ce qu’on a à dire. Il n’y a pas plus difficile, cela demande de l’entraînement et des connaissances. Or, dans la grammaire de l’individualisme contemporain, on est humain avant de savoir quoi que ce soit. Il faut être soi-même, au nom d’une authenticité primordiale supérieure à tout bagage acquis. Du coup, l’exigence de ce travail préalable est dévaluée au profit d’un langage qui vient des tripes et qui est, en réalité, aussi pauvre que stéréotypé.
N’êtes-vous pas aveuglé par vos propres tropismes ? Quand on juge l’époque, peut-être faut-il aussi porter à son crédit les opportunités, y compris culturelles, qu’elle offre à qui veut les saisir ?
C’est tout le paradoxe de notre situation, qui interdit de se contenter d’anathèmes faciles. Notre époque est privilégiée en cela qu’elle offre à des millions d’individus la possibilité de mener à l’abri du besoin, de la maladie, de la faim une existence purement privée caractérisée par un degré de liberté qui n’a jamais existé à une telle échelle. Qui peut sérieusement songer à s’en plaindre ? Mais ce n’est pas pour autant le dernier mot de l’histoire et des aspirations humaines, ne serait-ce que parce que cette réussite est fragile. Il faudra se mobiliser intellectuellement pour la défendre.
D’accord, mais le désenchantement du monde des idées n’est-il pas lié à l’effondrement des « grands récits » ?
Je déteste cette expression qui camoufle le fait qu’il y avait un seul récit, hégéliano-marxiste, et qu’il était faux. Il s’agit d’en écrire un vrai et d’imaginer un avenir qui ne se réalisera pas à travers une révolution salvifique promettant l’émancipation du genre humain mais qui contribuera à créer une société un peu plus conforme à l’idée que nous nous faisons de l’humanité.
Pourquoi récuser ce qui s’annonce sous l’étendard de la « radicalité » ? Un Badiou ou un Onfray ne sont-ils pas les nouveaux avatars de l’intellectuel prophétique ?
Absolument pas. Ce ne sont même pas des survivances mais des customisations médiatiques d’un héritage historique. Je ne vois là que des recyclages d’un modèle mort à des fins de distraction.
On va vous accuser, si ce n’est déjà fait, de désespérer la jeunesse par vos diagnostics catastrophistes.
C’est exactement le contraire. Notre grande préoccupation, avec Pierre Nora, est de publier de jeunes auteurs et d’assurer la continuité des choses auxquelles nous croyons. En parlant le langage du réel, nous entendons mettre la nouvelle génération au pied du mur. Faudrait-il que tout aille bien pour que la jeunesse ait confiance en elle ? De fait, malgré l’immense confort dont ils jouissent, les jeunes d’aujourd’hui, en particulier ceux qui persistent à croire en la nécessité du travail intellectuel, sont dans une situation très difficile. Faut-il pour autant appeler à la reddition en masse ? La difficulté a au contraire quelque chose d’exaltant. Cette génération a la responsabilité extraordinaire de redresser le cours de notre histoire. Et c’est bien parce que nous croyons en elle que nous continuons Le Débat.
Mais si le confort est l’ultime horizon qu’a choisi l’humanité, est-il légitime de s’y opposer ? Quel est le sens d’une revue comme Le Débat dans un monde qui ne veut plus penser et se penser ?
Sur ce point, je suis incurablement optimiste : le sommeil dogmatique que nous connaissons ne peut être que temporaire. Comme aurait dit Sartre, l’humanité est condamnée à se vouloir – et plus encore, ajouterai-je, à se comprendre. Elle ne peut pas se contenter d’être ce qu’elle est. En conséquence, un homme sans pensée n’existe pas et n’existera jamais. Nous traversons une conjoncture historique pénible. Mais nous allons nécessairement redécouvrir une vieille idée : l’homme ne vit pas seulement de pain – ni de cartes de crédit et de jeux vidéo. Nous ne sommes pas à la fin de l’histoire mais dans une impasse de l’histoire. Il va bien falloir que nous reprenions la route. Dans ces conditions, nous avons la faiblesse de croire que l’effort de penser le monde de façon ouverte, pluraliste, argumentée, conserve tout son sens. Oui, nous sommes debout contre le vent, contre l’esprit du temps, contre le mode de production de la connaissance dicté par la spécialisation universitaire, contre les normes du vite fait bien fait imposées par la communication médiatique. Aussi hostile soit l’environnement, nous maintiendrons le cap.