La Tribune, 27 juillet 2009
Dans sa série d’été « Visions de l’après-crise », le journal économique La Tribune a interrogé Marcel Gauchet. Il estime que nous ne sommes qu’à l’entrée d’un grand tunnel de remise en cause.
Rien ne sera plus comme avant » a dit Nicolas Sarkozy. Quels seront pour vous les principaux changements ?
Le retour à l’identique me paraît en effet tout à fait improbable, même si la plupart des acteurs attendent avec impatience le retour au « business as usual », de peur sans doute qu’il ne faille réfléchir ! Pour se projeter dans l’avenir, il faudrait d’abord pouvoir comprendre ce qui se passe. Or, ce qui est étonnant dans la situation que nous vivons, c’est à quel point l’intelligence est désarmée. Nous avons beaucoup plus de moyens d’action qu’en 1929, mais encore moins de moyens intellectuels.
S’il fallait néanmoins tenter de déceler sa genèse, que diriez-vous ?
Il me semble que la crise se déroule sur fond de bouleversements considérables, qui constituent ses sous-jacents. D’abord, dans l’histoire, toutes les grandes crises ont été des crises d’ajustement. Et il est clair que le système économique international a vécu des modifications considérables des rapports de force. Nous sommes passés d’un monde dominé par les Etats-Unis à un univers polycentrique, où de nouvelles puissances financières ont émergé à la faveur de trente ans d’accumulation de réserves liées au renchérissement du prix de l’énergie et des matières premières. Ne parlons pas des nouvelles puissances industrielles asiatiques. Même l’Amérique latine s’est soustraite à la domination nord américaine. Tout ceci pose la question du rôle du dollar, et de la nouvelle distribution du travail, des revenus et des projets économiques à l’échelle de la planète. Mais ce n’est pas tout. Nous avons aussi connu une mutation du système technique. L’informatisation de nos vies comme de nos sociétés a produit des effets considérables que nous avons sous-estimés. Comme naguère l’industrialisation ou l’apparition de l’électricité, elle a modifié en profondeur les rapports sociaux. Car l’informatisation a amplifié bien plus que le travail humain: elle a démultiplié la pensée elle-même, et ainsi décuplé le potentiel de l’économie de l’innovation. Désormais, les machines font le travail du cerveau, touchant en haut à la commande sociale, et en bas aux critères de l’employabilité. Nous ne maîtrisons pas les conséquences de ce processus. Enfin, la crise marque la fin de la révolution néo-libérale inaugurée voici trente ans par l’avènement du Thatchérisme. Or cette révolution était aussi une révolution philosophique, selon laquelle l’individu seul existait, le bien commun résultant de l’arbitrage par le marché des intérêts particuliers. Il est manifeste aujourd’hui que cette vision du monde a trouvé ses limites.
Nous allons donc passer à autre chose…
Oui, mais à quoi ? Car cette philosophie était tellement partagée que nous avons cessé de réfléchir à la marche de notre monde. Et devant la force du consensus, les porteurs d’un modèle alternatif n’avaient qu’à se taire ! Il est frappant de voir que les appels à une nouvelle régulation ne sont que des formules verbales sans consistance, ni cohérence. Nous ne sommes qu’à l’entrée d’un long tunnel de remise en cause de notre système, et non dans une crise cyclique classique. C’est bien une crise morale, intellectuelle, et politique qui va se dérouler sur des années. En d’autres termes, « le monde d’après », on ne le voit encore que de loin.
N’est-ce pas alors aux philosophes à faire émerger de nouveaux modèles ?
Les choses ne se passent pas de cette façon. L’invention de nouvelles façons de penser est un processus collectif beaucoup plus complexe. Les philosophes viennent après, éventuellement pour amplifier le mouvement. Ce n’est pas Marx qui a inventé le socialisme, même s’il a beaucoup fait pour lui. « La chouette de Minerve ne s’envole qu’à la nuit tombée », comme disait Hegel, qui savait de quoi il parlait.
Cette crise va-t-elle rebattre les cartes des valeurs dominantes ? Voir le retour de la communauté contre l’individualisme, de la logique de l’Etat contre les intérêts particuliers, du développement durable contre la croissance forte, du politique contre le tout économique ?
Espérons le ! Mais il ne faut pas se leurrer : un semblable retour des valeurs ne peut procéder que d’un réveil collectif qui n’a lieu que si les gens le veulent. Or pour l’instant, nous sommes sous le coup d’une anesthésie collective sans précédent historique ! Il faut dire que le niveau de protection sociale très élevé dont nous bénéficions collectivement crée une situation de confort peu propice aux remises en question. Contrairement aux années 30, où la mobilisation insurrectionnelle menaçait chaque jour, nous ne sommes pas dans une situation d’urgence.
Voyez vous de nouveaux risques émerger, par exemple celui du retour du protectionnisme contre le développement des échanges, ou des intégrismes contre l’équivalence des idéologies ?
Je ne suis pas prophète, mais il est probable que la sortie de crise se traduira par un redoublement de la compétition entre des pays qui auront renforcé leur cohérence dans l’épreuve. Si l’Amérique a perdu sa position hégémonique absolue ces dernières années, il ne faut pas sous-estimer sa capacité à rebondir en se mobilisant sur un grand projet national. Historiquement, les crises ont toujours été pour l’Amérique un moment propice pour retrouver la foi, et prendre son destin en main par des décisions clé. Les nouveaux venus comme la Chine ne lâcheront pas aisément la corde. L’avantage compétitif déterminant sera, demain, de nature politique: les plus inventifs gagneront parce qu’ils auront su mobiliser les énergies autour d’un projet identificateur. Cela pose un grave problème à l’Europe qui n’a pas l’armature institutionnelle d’une telle politique et qui en a en grande partie amputé la capacité chez ses pays membres. Elle risque de se retrouver dans le peloton de queue. C’est le moment où jamais de régénerer le modèle. Si les pays européens ne partent pas avec un projet coopératif pour le monde du type de celui qu’ils ont su bâtir entre eux, et s’ils ne savent pas le vendre cette crise sera un cataclysme pour eux.
Qu’est ce qui peut faire basculer » le monde d’après » d’un côté ou de l’autre ?
Les destins se forgent toujours en fonction de deux pôles : d’un côté, l’héritage, ce que l’on est par l’histoire et qui détermine notre identité. De l’autre, la capacité de se donner un but plausible, susceptible de créer une mobilisation collective. C’est bien ce que tente de faire Barack Obama en Amérique.
Alors que les responsables de la crise sont tous issus des meilleures écoles, comment évoluera le rapport aux élites ?
Le rejet des élites et de la connaissance est un risque réel. Il pousse dans le mauvais sens : puisque leurs belles théories nous ont mené dans le mur, à quoi bon réfléchir ! Or c’est précisément de meilleures théories et d’idées plus justes que nous avons urgemment besoin. Mais, nécessité faisant loi, je penche pour un raisonnable optimisme: l’histoire montre que l’espèce humaine ne se résigne jamais tout à fait à subir son sort sans le comprendre. Elle s’adapte sans cesse et réinvente le monde.
Propos recueillis par Valérie Segond