Le Point, n°1924, 30 juillet 2009
Recomposition. Le PS ne mourra pas, car la nature politique a horreur du vide, estime le philosophe, qui parachève en 2010 une somme sur la démocratie.
Les partis politiques sont-ils mortels et assistons-nous à l’agonie du Parti socialiste ?
Marcel Gauchet : Pas si vite ! Les grands partis ne meurent pas comme ça. La démocratie a besoin d’un parti d’opposition capable d’incarner une alternance par rapport au parti au pouvoir. En France, cette place est tenue depuis un moment par le Parti socialiste. Celui-ci pourrait mourir seulement si un autre parti de gauche prenait le relais. On a vu le Parti radical disparaître au profit du PS et du PC, selon une évolution « sinistriste », comme disaient les politologues, qui s’est renversée lorsque le PS a plumé la volaille communiste. Le PS a beau avoir perdu de sa superbe, ses penchants suicidaires sont contrebalancés par l’absence d’alternative crédible à gauche. Ses dirigeants savent qu’ils n’ont pas grand-chose à craindre.
Même des Verts ? Ceux-ci ne pourraient-ils pas plumer la volaille socialiste ?
Le succès des Verts aux européennes a été celui d’un homme. Cohn-Bendit a su remédier aux failles du groupuscule politique qu’il a mené en campagne, mais de façon très temporaire. On est très content d’avoir les Verts sous la main pour voter contestataire, mais personne n’a envie de voir Cécile Duflot au ministère de l’Intérieur. A la rigueur, Nicolas Hulot ferait l’affaire pour remplacer Kouchner en tant que ministre des bons sentiments, mais les choses s’arrêtent là. Le PS, malgré ses errances, reste le seul parti dans la course comme candidat au gouvernement.
Il faut, dites-vous, un gouvernement et une opposition ; mais faut-il une droite et une gauche ? Ces appartenances sont-elles encore les socles des identités politiques ?
Je ne crois pas du tout à l’effacement du clivage entre droite et gauche. Certes, les brouillages sont importants, les évolutions énormes et la confusion intellectuelle considérable, mais la division demeure vivante. S’il est aujourd’hui difficile de définir la droite et la gauche en termes substantiels, la répulsion mutuelle que se vouent les deux camps idéologiques est intacte. On est de gauche d’abord parce qu’on déteste la droite. Et l’inverse est vrai. Nicolas Sarkozy incarne à merveille cette détestation existentielle de la gauche. Il ne supporte pas les gens qui détestent ceux qui gagnent de l’argent. Mais il est politique jusqu’au bout des ongles. Excellant à détecter les faiblesses de l’adversaire, il a compris que ce qui plombe la gauche, c’est son sectarisme. Il met donc un point d’honneur à ne pas être sectaire, sans difficulté, car il est pragmatique de tempérament. Mais la pulsion est là. Dans l’autre sens, le sentiment de supériorité morale associé à la condamnation de la richesse est bien vivant à gauche, y compris chez des gens riches !
Reste que beaucoup de gens ne savent plus très bien ce que signifient les mots « gauche » et « droite », d’où un sentiment de désorientation très répandu, notamment à gauche.
Toutes les gauches européennes sont confrontées à un impératif de redéfinition doctrinale dans une configuration globalement défavorable aux partis de gauche. Nous vivons un déplacement radical des repères intellectuels. La droite est devenue à la fois le parti du mouvement et celui de la réalité politique. D’une part, elle n’est plus conservatrice dans le sens où elle n’est plus préposée à la défense de l’autel, du trône, du sabre et du goupillon. Elle est revenue de la réforme à tout-va. Et elle est prête à intégrer des éléments de protection sociale dans son logiciel. Résultat, la gauche a perdu le monopole du changement. D’autre part, et c’est une nouveauté fondamentale par rapport à l’époque où la droite était largement catholique en France ou chrétienne ailleurs, elle est devenue le parti matérialiste, le parti de l’économie. Résultat, la gauche, qui revendiquait autrefois son matérialisme face à l’idéalisme mensonger de la droite, a perdu son instrument favori de démystification et se voit accusée à son tour d’idéalisme naïf. Enfin, la mondialisation offre paradoxalement à la droite une rente de situation politique. Car, face aux désordres dont elle s’accompagne, face aux flux migratoires qu’elle engendre, la droite incarne le réalisme et la fermeté, tandis que la gauche s’est laissé enfermer dans le seul registre de la générosité et de l’angélisme.
Précisément, n’est-ce pas en abandonnant la sécurité et la protection à la droite que la gauche a perdu une partie des classes populaires ?
En grande partie, oui. Sur ce terrain, la gauche est victime de son hérédité marxiste et internationaliste. Elle ne sait pas penser l’ordre politique dont les gens ont besoin. Cet aveuglement devant le politique explique son incapacité à faire sérieusement place au thème de la nation et, ce qui est un comble, aux fonctions protectrices de l’Etat dès qu’il ne s’agit pas de Sécurité sociale. Elle prétend accroître le rôle de l’Etat dans l’économie, sans comprendre sa fonction plus fondamentale dans la société. C’est son point aveugle majeur. Elle est en train de le payer cher.
Face au consternant spectacle du PS, la droite peut-elle pavoiser tranquillement jusqu’à 2012 ?
Personne ne peut dire comment les choses vont tourner. Après tout, les 28 % réalisés par l’UMP aux européennes ne sont pas un score très glorieux. Le sarkozysme repose sur une base solide mais étroite.
Le président n’a-t-il pas réussi à « fixer » la fraction des classes populaires passée par le FN dans les années 90 ?
Je crois que les choses sont plus ambiguës. Ce que l’électorat populaire apprécie chez lui, c’est qu’il est un homme politique qui sait ce qu’est le politique et n’a pas peur de l’assumer. Sur ce terrain, Sarkozy a marqué des points, c’est indéniable. Mais il y a un bémol : c’est qu’il était et qu’il reste le seul capable de le faire dans son camp. Il règne dans un désert. Ce n’est pas la droite qui a gagné en 2007, c’est lui, grâce à une équation purement personnelle. Il croit manifestement qu’il suffit à tout, mais il pourrait avoir tort.
Autrement dit, il ne s’agit pas d’un glissement vers la droite de la société française ?
Dans la tête des électeurs, le match se joue sur l’ordre des priorités. La situation économique créée par la crise entraîne une délégitimation de la promesse capitaliste telle qu’elle avait été formulée par Nicolas Sarkozy-« travailler plus pour gagner plus ». Or le néolibéralisme mondialisé ne pose pas seulement un problème de justice sociale, il menace la survie de nos sociétés en tant que sociétés. Les gens n’ont pas peur seulement du chômage pour eux et leurs enfants, ils ont peur de la société que fabrique la dynamique déchaînée des échanges. Une société acceptable est une société où tout le monde peut trouver sa place en étant utilement employé. Un pays composé d’une fraction de gens très riches, de classes moyennes paupérisées et de chômeurs consommateurs vivotant d’allocations ne fait pas une société acceptable.
Mais, dans les faits, la droite n’a ni le monopole du matérialisme ni celui de l’illusion néolibérale.
Il est vrai que la gauche n’a pas de réponse consistante à la mondialisation. Plus profondément, elle n’a aucune image de « la société décente », comme dit Michéa à la suite d’Orwell, à laquelle il conviendrait d’oeuvrer. Encore une fois, son vieil économisme lui cache l’importance du cadre politique. Les Chinois ne travaillent pas comme des fous seulement pour arriver un jour à rouler en Ferrari, mais pour renforcer la puissance chinoise et faire rayonner la nation chinoise. Même chose des Indiens et de bien d’autres. Mais nous, pauvres Européens, nous sommes englués dans le marécage bruxellois.
Dès lors que le souverainisme politique a sombré corps et biens ou à peu près, la « question nationale » n’est-elle pas à l’abandon ?
Si le souverainisme a disparu, c’est qu’il reposait sur une vision passéiste et caricaturale de la nation et, d’ailleurs, de l’idée de souveraineté elle-même. Il faut redonner à celle-ci une signification consonante avec le monde et l’époque dans lesquels nous vivons. La salutaire pacification du continent a enfermé les Européens dans l’euro-nombrilisme. Or, aujourd’hui, le système de référence est mondial, et le mondial est fait de nations. De grandes nations, ce qui légitime en un sens la démarche européenne, mais des nations qui se comportent comme des nations, même si c’est dans le cadre d’une compétition pacifique. C’est ce que nous avons désappris à faire à tous les niveaux. Cette évolution nous demande de revoir radicalement nos batteries.
Au sommet de la pile de livres sur votre bureau se trouvent « L’insurrection qui vient », attribuée à Julien Coupat, et « L’hypothèse communiste », d’Alain Badiou. Vous préparez-vous pour la révolution ? Que pensez-vous du succès des « intellectuels radicaux » ?
Je vais faire de la peine à Badiou, mais je suis bien obligé de constater que son succès prouve la persistance de l’identité française. Il montre que ce pays continue à vivre sur les acquis de son histoire. Qu’est-ce que Badiou ? Le communisme sans Lénine et Marx. Son propos réactive la promesse de l’égalité radicale qui a constitué la pointe extrême de la Révolution française et qui est restée depuis lors dans les gènes politiques du pays. Le cas de la bande à Coupat est encore plus amusant. Le mélange d’ultraradicalité subversive et de mépris aristocratique cultivé par le « comité invisible » relève d’un dandysme très français. Où, ailleurs qu’ici, réclame-t-on l’émancipation du genre humain tout en lui crachant dessus ? C’est l’un de ses charmes, la France est ce pays où les reliques d’un Guy Debord, grand maître du genre, peuvent être consacrées « trésor national ». J’en tire un conseil à la jeunesse : pour réussir, soyez toujours plus radical que le voisin, c’est un créneau d’avenir.
Propos recueillis par Elisabeth Lévy