Entretien dans le Nouvel Observateur

Le philosophe Marcel Gauchet poursuit son histoire de la démocratie en Europe, de son combat au XXe siècle contre les totalitarismes et de sa réinvention après 1945.

Le Nouvel Observateur. – Vous publiez aujourd’hui le troisième volume de « l’Avènement de la démocratie » consacré à l’épreuve des totalitarismes du XXe siècle. Bolchevisme, fascisme, nazisme, qu’est-ce qui distingue ces trois totalitarismes pour vous ?
Marcel Gauchet. – La délimitation des frontières du totalitarisme est la grande question, puisque, dans l’Europe de l’entre-deux-guerres où le phénomène explose, il se développe sur fond d’une vague de dictatures qui ne concerne pas seulement la Russie, l’Allemagne et l’Italie, mais une bonne partie de l’Europe de l’Est et du Sud, de la Hongrie à l’Espagne. A-t-on affaire à une sorte d’« ère des dictatures » entre lesquelles il n’y aurait qu’une différence de degré ? Beaucoup d’analystes du totalitarisme considèrent par exemple que le fascisme n’est pas un vrai totalitarisme. Cela, en fonction d’un critère discutable qui est l’intensité de la répression et de l’utilisation de la violence, qui le distinguerait du bolchevisme et du nazisme. Ce critère du recours à la terreur de masse ne suffit pas. Il faut raisonner sur la différence entre les régimes autoritaires et ceux proprement totalitaires. Ces derniers se distinguent par leur projet révolutionnaire – quand bien même cette révolution est conservatrice – et leur ambition de mobilisation des masses et d’idéologisation de la vie sociale. Alors que les régimes autoritaires, même très coercitifs, visent la dépolitisation des masses et ne s’embarrassent pas d’idéologie dans la mesure où l’ordre établi suffit à leur bonheur.

N. O.Hannah Arendt, Vassili Grossman, Raymond Aron, Claude Lefort, François Furet ont balisé les réflexions sur le totalitarisme – un combat contre le communisme dont « le Nouvel Observateur », dès ses débuts, a été partie prenante. Comment vous inscrivez-vous dans cette histoire ?
M. Gauchet. – J’en suis l’héritier, à l’évidence. Mais l’époque a changé. Nous ne sommes plus dans la phase polémique du problème. Tous ceux dont vous citez les noms ont eu d’abord pour tâche de faire admettre l’existence du problème. Nous n’en sommes plus là. Le point est acquis, et ce qui nous menace aujourd’hui, c’est l’oubli pour cause de brouillage de ce qui fait figure, après coup, d’aberration inintelligible. Contre cette pente, le problème est maintenant de véritablement comprendre ce qui s’est passé. Ce que je crois avoir introduit de nouveau réside dans l’effort pour entrer dans le cadre intellectuel qui a présidé à ces expériences, en prenant les idéologies totalitaires au sérieux. Le léninisme, on comprend encore, même si, vu de près, ce n’est pas si simple. Avec le fascisme italien, qui est un étatisme radical, on est toujours, à première vue, dans l’ordre du compréhensible. Mais avec l’antisémitisme, qui est le coeur de la doctrine nazie, on est dans l’inintelligible complet. J’ai essayé de cerner en profondeur les raisons qui ont rendu attirant quelque chose d’aussi absurde, attirant et même extraordinairement mobilisateur, y compris pour des gens intelligents. Les totalitarismes ont été fondamentalement des expériences de croyance. Ces convictions pour lesquelles les gens étaient prêts à se dévouer fanatiquement nous sont devenues opaques. C’est cette obscurité que je me suis efforcé de percer.

N. O.– En quoi ces trois totalitarismes sont-ils, selon vous, des « religions séculières » ?
M. Gauchet. – C’est, selon moi, la seule manière d’en saisir la nature et de rendre compte de ce qui les unit au-delà de leur antagonisme radical. L’objet des totalitarismes, qui fait leur séduction, c’est la restauration, sous des formes modernes, de la forme ancienne des sociétés qui étaient organisées par la religion. Ils en reprennent l’architecture en y injectant un nouveau contenu. D’où ce recours stupéfiant à des « incarnateurs » auxquels on voue un culte délirant ; d’où cette insistance sur le lien entre l’Etat et les masses au travers du Parti, lien grâce auquel il s’agit de retrouver la cohésion hiérarchique et organique qui était le propre des anciennes sociétés de type religieux ; d’où aussi cette obsession propagandiste destinée à recréer l’unanimité des esprits et l’unité de foi. La visée inconsciente qui guide ces régimes est de redonner vie à la forme religieuse de la société, mais cela par des moyens tout à fait modernes. C’est ce qui explique qu’ils soient de deux sortes opposées : il y a d’un côté des révolutionnaires passéistes et de l’autre côté des réactionnaires modernistes.

N. O.Ces trois systèmes totalitaires visaient donc à donner des réponses… totales ?
M. Gauchet. – Leur ambition est d’achever l’histoire, en l’accomplissant ou en en sortant. Ils veulent donner des réponses définitives à ce qui apparaît comme l’impasse ou l’échec des sociétés libérales. Ils sont le fruit de la crise profonde que les démocraties représentatives ont connue avec l’entrée dans l’ère des masses et qu’on oublie trop facilement aujourd’hui. Perte de confiance dans la représentation, discrédit du pouvoir parlementaire, sentiment que le vrai pouvoir se situe ailleurs que dans les sphères politiques, et de manière plus générale, impression de régimes condamnés par leur corruption et leur impotence : il faut mesurer la portée de ces symptômes pour avoir une juste idée de la suite. La Première Guerre mondiale a aggravé cette crise, que le krach de 1929 a achevé de dramatiser. Face à cet ébranlement et à cette incertitude, les régimes totalitaires s’imposent en affirmant : nous, nous avons « la » réponse, nous apportons « la » solution.

N. O.– Après 1945, en réponse aux défis totalitaires, vous écrivez que c’est dans les démocraties européennes que la révolution a vraiment eu lieu.
M. Gauchet. – Et sans s’en rendre compte ! C’est l’ironie de l’histoire : ceux qui croient faire des révolutions ne les font pas, et ceux qui les font ne le savent pas. Les démocraties, par nature, se prêtent mal à la poursuite de grands projets idéologiques, puisqu’elles fonctionnent grâce à des compromis permanents et à courte vue. Mais, finalement, des compromis bien conduits dans une même direction, cela peut produire à la longue de grands effets. Face aux défis totalitaires, le travail de refonte de l’organisation de nos sociétés et de nos institutions a été, après 1945, prodigieux. Nous avons assisté à une réinvention radicale de nos régimes qui les a mis en mesure de surmonter de l’intérieur la tentation totalitaire. C’est ce qui les a rendus capables de résister victorieusement au totalitarisme soviétique qui était sorti, lui aussi, vainqueur de la guerre. Les démocraties européennes n’ont pas gagné par les armes mais en montrant qu’elles étaient capables d’apporter de meilleures réponses aux problèmes dont le système communiste se prétendait la solution. Il y a eu trois grandes lignes de réformes : d’abord la protection sociale, au sens large, c’est-à-dire un système permettant d’accorder la liberté individuelle et le cadre collectif. Puis la conduite de l’économie sans administration intégrale de l’économie et enfin la réforme du système politique par rapport au parlementarisme classique et à ses dysfonctionnements notoires.
Dans les trois cas, la réinvention de nos régimes est passée par la découverte d’un moyen terme. Nos démocraties ont démontré qu’on peut protéger les individus sans pour autant les asservir. De la même façon, il est possible de réguler l’économie sans pour autant abandonner le principe de l’entreprise libre et sans se sentir obligé de passer par l’appropriation collective des moyens de production. Nous sommes sortis du dilemme : soit la confusion libérale, soit la terreur collectiviste.

N. O.La démocratie est devenue l’« horizon indépassable » de notre temps. Quel est le mal mystérieux qui la ronge aujourd’hui ?
M. Gauchet. – Elle est entrée dans un nouveau cycle de crise qui est d’une ampleur comparable à la crise du libéralisme de la fin du XIXe au début du XXe siècle qui nous a conduits à l’épisode totalitaire. Mais cette crise est différente de la précédente à cause des acquis accumulés entre-temps par nos sociétés. A la veille du premier conflit mondial, le grand souci – qui dominera toute l’histoire du XXe siècle – est de savoir comment organiser des sociétés libres. Le libéralisme classique produit des injustices gigantesques et met les gens dans un état de détresse spirituelle autant que matérielle, tout en rendant un authentique gouvernement collectif impossible. Il s’agit de remédier à cela en changeant la structure de la société et son mode de fonctionnement politique. Aujourd’hui, notre problème n’est plus le même.
Nous sommes dans des démocraties stabilisées, consolidées, que personne n’a envie de remettre en question. Dans l’espace politique européen, nous vivons un moment historique exceptionnel : la disparition de la guerre. Le sens même de la guerre en tant que moyen politique est en train de s’effacer. Cela donne la mesure du chemin parcouru. Notre nouveau problème est de savoir comment permettre à une société d’individus de se gouverner alors qu’elle ne sait même plus qu’elle est une société. Ce n’est pas simple avec des citoyens pour lesquels la démocratie est très populaire principalement parce qu’elle ne leur demande rien et surtout pas de penser à la chose publique. Le problème de la démocratie aujourd’hui est inscrit dans sa réussite. Car ce qui la rend populaire est en même temps ce qui l’empêche de fonctionner. Nous en sommes arrivés à un stade où nous tournons le dos au véritable esprit de la démocratie, qui est la décision en commun. De ce fait, nous nous enfonçons dans la paralysie. Nos régimes sont incapables, par exemple, d’affronter la crise écologique ou le problème quotidien posé par une économie que nous ne maîtrisons plus. La démocratie vit une crise d’impuissance engendrée par son succès. Un succès dont il faut rappeler que bien peu de gens l’escomptaient voici une trentaine d’années encore.

N. O.Comment la mondialisation redéfinit-elle la politique aujourd’hui ?
M. Gauchet. – La mondialisation est pour partie une grande réussite de la démocratie. Ce qui l’a rendue possible, c’est cette transformation des démocraties qui s’est jouée après 1945 et le caractère coopératif et ouvert au monde des Etats-nations. Pour qu’il y ait mondialisation, il faut des structures politiques extrêmement fortes dans chacun des pays pour rendre possible ce jeu des échanges commerciaux, pacifique et régulé par le droit. Au contraire de la première mondialisation, la mondialisation impérialiste, qui passait par la domination coloniale, nous avons affaire à une mondialisation volontaire. La deuxième mondialisation procède de la volonté des anciens dominés de s’approprier les moyens jadis réservés à l’Occident, et du consensus des nations, même si celui-ci n’est pas formulé sur un mode explicite. En même temps, cette situation crée un problème de décision démultiplié, parce que les décisions ne peuvent être prises que sur un mode consensuel à l’échelle internationale. Sauf que nous ne savons pas faire ça. Nous sommes dans un moment de transition. Nous n’avons pas le mécanisme politique efficace capable de répondre à ce besoin. Nous sommes dans un moment d’incertitude avec un grave dilemme : la mondialisation détruit les conditions de la mondialisation, ébranle les structures politiques sur lesquelles l’édifice repose. En cela, elle est un facteur supplémentaire de crise, un facteur externe qui s’ajoute aux facteurs internes. Cette crise représente une nouvelle épreuve pour la démocratie. Ce ne sont plus les totalitarismes qui nous menacent, mais la désorganisation chaotique du monde.

N. O.Parce que, pour vous, la démocratie libérale est consubstantiellement sociale ?
M. Gauchet. – La leçon de la démocratie européenne, c’est que la démocratie est sociale. Elle l’est d’une manière particulière. Elle socialise les individus tout en individualisant le social. Ce n’est pas le socialisme ou le collectivisme, c’est tout autre chose. Mais l’équilibre démocratique, c’est d’essayer de combiner ces tâches prométhéennes que sont la production d’individus – personne n’est un individu naturellement dans notre société, ne serait-ce que par le niveau d’éducation élevé que suppose le simple fait d’y vivre dignement. En même temps, il faut que ces individus restent producteurs de la société qui les produit, c’est-à-dire qu’ils soient des agents politiques libres de la décision collective. Nous avons franchi de ce point de vue-là une étape dans l’histoire de la démocratie qui fait qu’elle n’est plus cette démocratie classique qui pouvait raisonner dans des termes purement politiques et se dire : tout ça ne nous concerne pas. La tentation de revenir à l’état antérieur, dont on voit bien qu’elle travaille une partie de nos élites, est une dangereuse illusion.

Gilles Anquetil, François Armanet

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