Un entretien de Marcel Gauchet dans le JDD

Marcel Gauchet: « Nos dirigeants sont pétrifiés« 

Le philosophe analyse les effets de la crise économique sur le déclassement européen. Selon lui, nos dirigeants ne manquent pas de talent, mais font preuve d’inhibition intellectuelle.

Marcel Gauchet

Historien et philosophe, Marcel Gauchet vient de publier le troisième volume de L’Avènement de la démocratie (*) dans lequel il analyse les totalitarismes qui ont marqué le XXe siècle. Aussi alerte pour scruter le mouvement du présent que le passé, l’intellectuel – de gauche mais toujours critique – ne se lasse pas d’observer la scène politique française et les soubresauts de la construction européenne dans un contexte de crise. En ce début 2011, il dresse le portrait d’une Europe désemparée face à un tournant historique. Une période d’autant plus anxiogène pour les citoyens que, faute de vision stratégique, leurs dirigeants naviguent à vue.

Qu’est-ce qui vous paraît le plus important à l’aube de cette nouvelle année?
La crise. Ses rebondissements mettent en évidence un déclassement européen. Distancée par l’Asie et l’Amérique du Nord, l’Europe est l’homme malade de la planète économique.

Pourquoi l’Europe tire-t-elle moins bien son épingle du jeu?
Les gouvernements européens n’ont aucune vision stratégique et aucune politique adaptée à une situation de mondialisation. L’Europe est une construction introvertie où l’on vit entre soi dans un provincialisme bizarre. Le fonctionnement de l’Union tient du marchandage de comice agricole. Nous ne négocions pas, nous mégotons sans chercher à élaborer un cadre commun. Alors que les mécanismes économiques continuent de fonctionner, la construction politique européenne se liquéfie. Le même problème politique s’observe au niveau de chaque pays. Seule l’Allemagne s’en tire à peu près.

A quoi tient la réussite allemande?

«Les caméras ont bouffé le ciboulot de nos hommes politiques.»

Sans doute à des raisons historiques. Les difficultés économiques actuelles ne pèsent guère à côté de la facture dont notre voisin a dû s’acquitter. Pour échapper au passé et réussir la réunification, les élites politiques et économiques allemandes ont fait ces dernières décennies des choix décisifs et courageux sur la base de diagnostics stratégiques, jusqu’à, par exemple, réussir à rétablir la compétitivité. Le pays renoue avec la vocation de grande puissance industrielle qu’il s’était forgée à la fin du XIXe siècle. Mieux, il se retrouve en position de prendre une revanche sur l’Histoire quand la France traîne tant de casseroles morales. Travail, qualité, sérieux : les Allemands, qui ont changé tout en restant fidèles à leur identité, n’ont pas comme nous l’impression d’une dépossession totale. Il n’y a pas chez eux un Houellebecq pour prophétiser que le pays deviendra un immense musée où tout le monde sera chômeur, restaurateur ou guide touristique!

Partagez-vous l’émerveillement de nos élites pour le miracle chinois?
En appréciant clairement les rapports de force, en hiérarchisant les priorités, les dirigeants chinois ont été capables d’élaborer un projet de transformation stratégique. Ils ont pris leur temps, ont fait montre d’un certain bon sens dans la cooptation des nouvelles élites. Mais leur atout principal, c’est qu’ils ne sont pas obligés de montrer tous les soirs leurs têtes à la télé. Les caméras ont bouffé le ciboulot de nos hommes politiques. La compétition pour l’image est devenue le ressort de l’action publique.

Pourquoi les Etats-Unis s’en sortent-ils mieux que l’Europe?
Les Américains font des erreurs mais, grâce à une capacité d’autocritique remarquable, ils finissent toujours par rebondir. Ils sont animés par une conscience aiguë de leurs intérêts qui nous fait défaut.

Leurs dirigeants sont-ils meilleurs que les nôtres?
Notre pays, qui a longtemps fait la course en tête, se trouve actuellement dans une crise profonde de l’intelligence et de la volonté politiques. Ce n’est pas un problème d’absence de talent mais d’inhibition. Le modèle français de l’Etat modernisateur, qui s’est solidifié après la guerre et a triomphé avec le gaullisme, est tellement pris à contre-pied par l’évolution de la société et la crise que les dirigeants sont pétrifiés. Depuis Giscard, c’est une lente descente aux enfers avec de petits répits qui ne durent pas: moment européen de Mitterrand, moment volontariste de Sarkozy. Lors de l’élection de 2007, l’actuel président de la République a fait croire qu’il avait un projet collectif cohérent. En réalité, c’est un illusionniste qui fonde tout sur la communication. Si l’on ajoute son peu de sens de l’Etat et des institutions, sa vision personnelle du pouvoir, on comprend pourquoi son bilan est aussi désastreux. Parce que Nicolas Sarkozy n’a pas le sens de l’Histoire de ce pays, il ne parvient pas à le changer.

«Le fonctionnement de l’Union européenne tient du marchandage de comice agricole.»

Quelles sont les racines profondes de nos difficultés de modernisation?
Je vois une explication principale: nous sommes gouvernés par de bons élèves. Or les premiers de la classe passent leur temps à répéter les leçons apprises à l’école. Comme les enseignements des années 1960 ne fonctionnent plus, nos élites importent des Etats-Unis des recettes dans lesquelles les Français ne se reconnaissent pas. Elles ne sont plus une force de proposition, elles représentent une contrainte extérieure qui tourne au sadisme contre les populations. C’était flagrant au moment du conflit sur les retraites. Au lieu de chercher à sauver un système en faillite, le gouvernement a proposé un bricolage à court terme incompréhensible pour les gens parce que passant à côté des problèmes qu’ils ressentent: la difficulté des jeunes à entrer sur le marché du travail, la sortie de plus en plus précoce des quinquagénaires. Mais il s’agissait surtout de conforter l’image de grand réformateur du Président! Un raisonnement stratégique impliquerait au contraire de réfléchir à ce que nous sommes, à nos atouts et à nos handicaps, avant d’élaborer une feuille de route pour nous transformer.

Avec les primaires qui se profilent, le Parti socialiste peut-il incarner le changement?
Aucun parti n’a de projet à la hauteur de la situation. Le PS est un parti de bons gestionnaires locaux mais qui ne me semblent pas en prise avec le mouvement de la société. Je ne vois aucune personnalité crédible pour porter de manière sincère un projet véritablement alternatif, c’est-à-dire construit sur une mesure des problèmes du pays. Même un super-gestionnaire comme Dominique Strauss-Kahn paraît incapable de nous dessiner un avenir. A cause de cette absence de leadership, les primaires risquent de peu mobiliser.

Comment expliquez-vous la montée de la xénophobie et de l’islamophobie en Europe?
Sur tout le continent, la classe politique est incapable de prendre en charge le phénomène de l’immigration, qui est une transformation énorme, un choc culturel particulièrement fort dans les pays qui n’ont aucune tradition en ce domaine. L’indignation morale n’est pas une réponse. Plus la distance culturelle est grande, plus le problème est ressenti. Toutes les vagues d’immigration ont provoqué du rejet mais l’islam soulève des questions spécifiques: c’est un fait, il y a plus d’altérité dans l’islam, qui est une civilisation à part entière, que dans le catholicisme portugais ou polonais. Le fantasme d’une invasion musulmane prospère sur nos difficultés à intégrer les enfants d’immigrés.

L’Europe peut-elle sortir de sa léthargie?
Nous sommes dépassés par une situation historique que nous avons créée et que nous ne comprenons pas mais ce n’est pas une fatalité. Les marchés nous assiègent? Et si on expliquait aux citoyens qui tire les ficelles, comment fonctionne ce commerce quotidien des trésors nationaux avec les banquiers et les investisseurs? En mettant au jour les rouages de cette économie abstraite, on se donnerait une chance de prendre le pouvoir sur elle.

(*) L’Avènement de la démocratie. Tome III: A l’épreuve des totalitarismes 1914-1974, Gallimard.

Marcel Gauchet analyse la situation de l’Europe après la crise (interview) – leJDD.fr.

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