Hitler, Pétain ou l’Empire romain ne sont jamais loin

Entretien publié dans Libération le 20 juin 2015.
Propos recueillis par L.I. et A.Vé.

Selon l’historien et philosophe Marcel Gauchet, il est «impossible de discuter de façon sereine, argumentée et respectueuse» dans le climat actuel.

«L’hystérisation est indiscutable : il y a une surréaction émotionnelle à des événements ou des propos publics d’importance très relative, une disproportion théâtrale des arguments… Hitler, Pétain ou la chute de l’Empire romain ne sont jamais loin. Le fascisme à nos portes ou la fin de la civilisation à tout propos et hors de propos. Le phénomène vient de loin, mais il a monté d’un cran avec Sarkozy. Il ne s’est pas calmé avec le tempérament pacificateur de François Hollande. Il est donc indépendant de l’excitation suscitée par des individualités.

«Ses causes ? Multiples. Il y a d’abord la cacophonie médiatique grandissante : pour se faire entendre, il faut en rajouter. On ne dérange pas la ménagère de moins de 50 ans à moins d’un séisme civilisationnel. L’irruption de la culture du ressentiment et de la haine qui fleurit dans l’univers numérique n’a rien arrangé. Twitteux en folie et internautes déchaînés ont apporté leur renfort virulent. Et le vide sidéral d’idées de la gauche comme de la droite fait primer la dénonciation de l’adversaire sur l’analyse et la proposition. Dans cette joyeuse ambiance, il est impossible de discuter de façon sereine, argumentée et respectueuse. Débattre de l’Europe ou de l’islam est une hérésie à proscrire par la vocifération, le procès d’intention et la disqualification morale. La maladie française, c’est le refoulement hystérique de ce qui devrait être sur la table commune.

«Faire l’objet de calomnies n’est agréable pour personne. Mais le pire est l’expérience de l’impossibilité de se défendre. Tout ce que vous dites remet une pièce dans la machine. Je n’étais supposé avoir commis que le crime d’être réactionnaire – merci Libé, qui a généreusement ouvert ses colonnes à mes procureurs improvisés (1). Quand on a eu à se battre contre les staliniens, les roquets post-modernes que j’avais aux basques restaient inoffensifs. Mais je me mets à la place de ceux qui ont subi des accusations plus graves.

«Il n’y a pas et il n’y aura pas de règles du débat public, hors des limites judiciaires. Quand les politiques et les journalistes se mettront-ils à réfléchir sérieusement sur le discrédit total, l’indifférence et le mépris que leur vaut l’entretien de ce climat irréel dans leur petit bocal ?

«L’idée de s’engueuler pour avancer reprend le genre de demi-vérités complètement erronées. Il faut de la contradiction, c’est sûr. Mais laquelle et comment ? Il y a une manière de s’engueuler qui fait reculer tout le monde en s’enferrant dans des oppositions stériles. L’art de l’engueulade constructive, voilà ce dont nous avons besoin. Il n’est pas au rendez-vous.»

(1) En juillet 2014, l’écrivain Edouard Louis et le philosophe Geoffroy de Lagasnerie ont appelé au boycott des Rendez-vous de l’histoire de Blois, où Gauchet était invité à prononcer la conférence inaugurale sur «Les Rebelles».

Propos recueillis par L.I. et A.Vé.

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