Marcel Gauchet sur le voyage de Valls : « Quand on joue la vertu, il faut être vertueux! »

Entretien publié dans Le journal du dimanche du 14 juin 2015.
Propos recueillis par Laurent Valdiguié.

INTERVIEW – Marcel Gauchet, philosophe et historien français, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, revient sur la polémique du voyage express de Manuel Valls à Berlin pour assister à la finale de la Ligue des champions.

Comment réagissez-vous à l’affaire Valls?
Il y a deux choses qui se télescopent dans cette affaire Valls, un fond général et un déclencheur imprévisible, le baril de poudre et l’étincelle. Le fond général, c’est cette hypersensibilité de l’opinion à toute question concernant la rigueur dont devrait faire preuve l’exécutif. Il y a une montée du sentiment de l’abus des politiques, présumés ne penser qu’à leur avantage personnel. Dans cette ambiance, il suffit que le projecteur soit braqué sur un comportement somme toute assez anodin pour provoquer l’explosion. Dans le contexte, il n’y a plus rien d’anodin dans la conduite du personnel dirigeant.

Comment expliquez-vous cette hypersensibilité?

Deux choses de nouveau : les mauvaises habitudes de la nomenklatura française, qui en prend à son aise avec l’argent public, et puis le changement d’image des politiques. Souvenez-vous de l’affaire Radio France, il y a quelques semaines, puis de l’affaire de ces frais extravagants de taxi de la patronne de l’INA. Tout cela, dans la société où nous sommes, arrive inexorablement sur la place publique et n’est plus supporté, étant donné la médiocrité globale des résultats de ces supposés brillants cerveaux. Et puis, quand nos représentants ne représentent plus des causes qui les dépassent ou des idéaux collectifs, mais des ambitions personnelles, on attend au moins d’eux un comportement exemplaire et respectueux de l’intérêt commun. Or on assiste quasi quotidiennement à ces déplacements incessants du pouvoir, ces visites, ces voyages, à grand renfort de forces de sécurité et de délégations pléthoriques. Un pouvoir en perpétuel déplacement, que ce soit le président, le Premier ministre, les ministres… On a devant nous la mise en scène de ce pouvoir qui bouge mais quelle est son utilité? La demande des citoyens est contradictoire, ils réclament au pouvoir d’être omniprésent mais ils s’interrogent sur l’efficacité de cette présence, tant on sait que tous ces déplacements ont un coût au final considérable. Alors si vous rajoutez au milieu un aller-retour à Berlin pour assister à un match de football avec ses fils pour plus de 20.000 €, il est compréhensible que cela explose! Cela participe d’un sentiment de colère qui monte sur le thème « mais qu’est-ce qu’ils font avec notre argent? »

Selon vous, à quand remonte ce phénomène?
Il vient d’assez loin. Il est fondamentalement lié à la montée en puissance des moyens d’information de toute nature et à la modification parallèle de l’image des pouvoirs. Nous avons de plus en plus de moyens de savoir, de la part de médias de plus en plus indépendants. Les réseaux numériques en ont rajouté une couche. Les tweets peuvent faire beaucoup de dégâts en moins de 140 signes! D’autre part, les gouvernants ont perdu l’aura qui empêchait d’aller voir de près leurs faits et gestes, et les personnes ne sont plus les mêmes. À cet égard, il est clair que le quinquennat de Nicolas Sarkozy a beaucoup amplifié les choses. Son côté bling-bling et sa difficulté à séparer sa personne de sa fonction ont hystérisé les réactions. Les multiples affaires liées à sa pratique du pouvoir ont donné le sentiment, qu’au fond, il se croyait tout permis. François Hollande l’avait d’ailleurs très bien compris. Sa promesse d’un « président normal », c’était la réponse à cela. C’était la promesse d’un antidote. Cela voulait dire, la gauche sera différente…

Et pourtant, ce quinquennat a son cortège d’affaires et d’abus…
En effet. Les causes sont profondes et il ne suffit pas de se contenter des apparences face à une opinion chauffée à blanc. J’ai l’impression que ni le président de la République, ni son Premier ministre n’ont vraiment pris en compte cette élévation de la température. C’est peut-être ce que prouve le voyage de Berlin. N’importe qui aurait pu se douter que cet aller-retour allait lui coûter cher, mais il a pensé qu’il passerait inaperçu derrière le congrès du PS qu’il était censé suivre assidûment. C’était prendre les gens pour des imbéciles et c’est le plus grave. Surtout venant de lui qui prétend incarner des valeurs morales. Il y a une vieille règle en politique, d’une grande simplicité : quand on joue la vertu, il faut être vertueux! Si vous jouez le « père la morale », comme le fait Manuel Valls, si vous êtes pris en flagrant délit de laxisme, vous le payez cash…

Vous trouvez qu’il n’a pas bien pris la mesure de son erreur, et du coup, que sa défense a finalement aggravé la crise?
Le scénario est toujours le même dans ces affaires : les responsables commencent par minimiser, par chercher des échappatoires, avant de prendre le problème de face, quand il est trop tard. Leur incompréhension au départ de ce qui choque leurs concitoyens est le plus grave.

Quelles seront les conséquences?
Je ne lis pas dans le marc de café! Je n’en sais rien. Ces phénomènes épidermiques de l’opinion ont un impact indéchiffrable. Nous ignorons les effets de cette vie publique placée sous le signe de l’émotion médiatique. Regardez le choc énorme provoqué par les attentats de janvier. Cinq mois après, qu’en reste-t-il? Apparemment pas grand-chose en surface, mais en profondeur? Alors que dire d’un mini-psychodrame comme celui-là? Il sera oublié dans quelques jours, mais il se sera imprimé quelque part. Probablement ces émotions laissent-elles des traces en profondeur, par un effet d’accumulation. De fait, on mesure une montée des rancœurs vis-à-vis des politiques… par sédimentation. Tous ces épisodes y contribuent. Le voyage de Manuel Valls à Berlin n’est que le dernier en date. Il y en aura bientôt d’autres.

Propos recueillis par Laurent Valdiguié.

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