L’héritage de la pensée de 68 est-il épuisé ?

Entretien avec Elisabeth Roudinesco et Marcel Gauchet publié sur lemonde.fr le 28 juillet 2015.
Propos recueillis par Nicolas Truong.

Dans quelles conditions avez-vous rencontré ce que l’on appelle « la pensée 68 » ?

Elisabeth Roudinesco : En 1966 paraissaient simultanément Les Mots et les Choses de Michel Foucault et les Ecrits de Jacques Lacan, une avant-garde littéraire et théorique qui proposait une nouvelle lecture de l’histoire à partir des structures. Il y avait quelque chose de novateur et d’équivalent à ce qu’on avait connu en 1945 avec Jean-Paul Sartre : un nouvel engagement. Mais avant d’être politique, celui-ci a d’abord été universitaire, à travers une nouvelle manière d’enseigner. A l’époque, j’étais en licence de lettres à la Sorbonne, or ce secteur était épouvantablement figé dans son académisme. Les professeurs de lettres considéraient que la modernité s’arrêtait à la fin du 19ème siècle. Les étudiants qui, comme moi, lisaient le Nouveau roman et découvraient des approches inédites comme celle de Michel Foucault ou Roland Barthes, étaient en révolte contre ce type d’enseignement poussiéreux. Impossible de prononcer le mot de « Nouveau roman » en classe. Et nous n’étudions même pas Marcel Proust à l’université ! Dès l’année 1967-1968, à la Sorbonne, un sentiment de supériorité des élèves par rapport aux enseignants était né, surtout envers les professeurs de linguistique, qui méprisaient Roman Jakobson ou Claude Lévi-Strauss, alors que nous les admirions. Paradoxalement, nous cherchions de bons maîtres, de vrais maîtres, pas des professeurs à polycopiés qui répétaient sans arrêt le même cours.

Cela dit, la pensée 68 n’existe pas, il s’agit d’une construction après coup. Avec Les mots et les Choses de Michel Foucault, j’ai découvert un auteur à la fois philosophe, historien et écrivain. Il avait un style, quelque chose qui avait un sens. C’était magnifiquement écrit. A l’époque, je lisais également les hellénistes, comme Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet. Mais j’avais parfaitement conscience que tous ces auteurs ne se ressemblaient pas, qu’ils avaient des conflits théoriques entre eux. C’était ce qui me plaisait, cette possibilité de faire naître le débat. Pour moi, Mai 68 a été avant tout l’occasion avant de destituer les mauvais professeurs.

Marcel Gauchet : Elisabeth Roudinesco a bien rappelé la dimension universitaire de Mai 68 qui fut aussi une révolte intellectuelle contre des universités complètement fossilisées et décalées par rapport à une scène intellectuelle d’une productivité prodigieuse. Quoique j’aie pu penser de cette galaxie d’auteurs par la suite, ils m’ont fait entrer dans la vie intellectuelle sous le signe de l’enthousiasme. 1966, c’est la date de la percée de la réflexion structuraliste. Elle avait été amorcée de longue date par Lévi-Strauss, mais elle prend à ce moment-là sa force de programme, avec la relance de la psychanalyse par Lacan et la reprise du modèle linguistique par la théorie littéraire, sans parler de l’éclatante nébuleuse philosophique qui gravite autour.

Comme beaucoup d’autres, j’ai eu le sentiment d’assister à l’émergence d’une théorie unifiée des sciences humaines. On avait l’impression que l’on pouvait réunir une théorie du sujet individuel renouvelée par la psychanalyse, une théorie renouvelée de la société à travers le structuralisme lévi-straussien, le tout appuyé sur une science de la production humaine la plus spécifique : le langage. Face à ce monde qui s’ouvrait, l’université officielle faisait figure d’institution sclérosée et dépassée. Mai 68 a été un mouvement placé sous le signe d’un extraordinaire appétit de savoir. Des relais de toutes espèces ont fonctionné pour donner à cet élan théorique une répercussion des plus larges, puisque le mouvement était animé par un esprit ultra-démocratique.

Mêmes éblouissements théoriques, mais importantes divergences politiques. Pour quelle raisons ?

Marcel Gauchet : Là où je me distingue d’Elisabeth Roudinesco, c’est sur le plan politique. Dans tous les auteurs qui ont été cités, il y en a un que j’ai d’abord lu avec intérêt pour vite constater ses limites, c’est Louis Althusser. La grande division politique de l’époque, parmi ceux qui se réclamaient de l’avant-garde intellectuelle, passait entre le communisme, majoritaire, et l’ultragauche, minoritaire. Le hasard des rencontres m’a fait bénéficier de l’héritage de Socialisme ou barbarie, le groupe de Cornelius Castoriadis et de Claude Lefort. De fait, il y a eu deux Mai 68. Un premier politiquement léniniste, qu’il soit communiste, trotskiste ou maoïste, et un second plus difficile à étiqueter mais qu’on peut dire libertaire, avec ses nuances spontanéistes, anarchiste ou ultragauchiste, aux côtés duquel je me situais.

Elisabeth Roudinesco : Quand j’entre au parti communiste, il est déja en voie de déstalinisation. Aragon, par exemple, avait déjà tout critiqué de l intérieur tout en restant membre du parti, tout comme Althusser. Le parti communiste, c’était pour moi l’héritage de la Révolution d’octobre et du Front populaire, de la Révolution française, de tout ce que j’aimais dans l’histoire. En plus, le parti s’ouvrait à des débats sur le structuralisme, à une critique de l’université, notamment avec les colloques de De la Revue La Nouvelle Critique a l’abbaye de Cluny où l on parlait de Jacques Derrida ou Michel Foucault. Le parti s’avançait progressivement vers la signature du programme commun. Paradoxalement, Althusser prônait un retour du léninisme, une nouvelle lecture du marxisme, mais défendait le contraire dans certains de ses écrits . Pourtant, politiquement, le parti était déjà social-démocrate et je pense que cela explique ensuite la rupture avec l’union de la gauche, qui est évidemment une reprise en main du parti. Cela dit, le mot « totalitarisme » n’existait pas dans notre vocabulaire, on parlait de l’échec du communiste. J’ai lu Hannah Arendt très tard, et c’est elle qui m’a fait comprendre ce qu’il était.

Marcel Gauchet : C’est sur ce terme que nous avons divergé existentiellement et intellectuellement, parce que le mot totalitarisme a été pour moi central. Ma question décisive a été celle de la nature des régimes nés du mouvement communiste léniniste. C’est autour de cela que tout mon itinéraire intellectuel a basculé. A l’époque, je ne voyais pas le Parti communiste en déstalinisation mais bien en déconstruction. Le problème qui m’a saisi et qui est devenu le moteur de mon parcours personnel, est celui de l’échec du marxisme à rendre compte des régimes qui se réclamaient d’une inspiration marxiste. J’en suis arrivé très vite à l’idée que la question essentielle était d’élaborer une pensée de l’histoire qui permettrait d’échapper aux impasses du marxisme, en particulier dans son appréciation de la démocratie dite « bourgeoise ». C’est cette question qui m’a séparé de la pensée 68, inutilisable pour ce faire.

A gauche, certains soutiennent que la pensée des sixties a finalement accompagné et justifié celle du néocapitalisme contemporain. Et à droite, on pense que mai 68 est la cause de la déconstruction de la hiérarchie, de l’autorité, de la famille et de l’école, en un mot de la destitution, voire de la destruction de la grandeur de la France. Qu’est-il arrivé à la société française pour qu’elle critique à ce point la pensée 68 ?

Marcel Gauchet : Mai 68 a été un échec politique qui n’a pas eu d’immédiates conséquences pratiques. Il faut rappeler que la gauche est écrasée aux élections de 1969, consécutives au départ du général de Gaulle. L’échec politique s’accompagne cependant d’une formidable réussite culturelle et sociétale. L’esprit de 68 a pénétré et transformé la société française. L’événement démultiplicateur a été la crise de 1974, consécutive au choc pétrolier de l’automne 1973. La mondialisation commence : changement de monde, changement de capitalisme, changement de la société sous le signe de l’individualisation. La politique révolutionnaire est balayée, mais en revanche, la sensibilité libérale-libertaire devient dominante. Ce n’est pas qu’une évolution française, c’est un mouvement général qui touche l’ensemble des sociétés occidentales. C’est ce que ne voit pas une critique de droite comme celle d’Eric Zemmour. Il fait comme si tout sortait de 1968 alors que la transformation est globale. Mai 68 n’a été finalement que la version française de l’entrée dans cette mutation qui a bouleversé à la fois l’économie, les rapports sociaux et les institutions, à commencer par la famille.

Il y a en ce moment un trouble intéressant et révélateur autour du fameux cours de 1979 de Michel Foucault sur la biopolitique. Il permet de saisir sur le vif comment un esprit particulièrement agile accompagne ces transformations. Même les disciples les plus zélés de Foucault sont amenés à le reconnaître, non sans embarras, il se sent en affinité avec le tournant néolibéral en train de se produire. Le cours est exactement contemporain, en effet, de l’élection de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne qui précédera de peu celle de Ronald Reagan aux Etats-Unis. Le fait en lui-même ne me gêne pas. Ce que je lui reproche ainsi qu’à ses pairs, c’est de ne pas avoir saisi la portée de ce qui était en train de se produire dans ses aspects positifs et négatifs. C’est justement la grande infirmité de l’équipement intellectuel fourni par cette pensée 68 : elle ne permet pas d’affronter cette nouvelle réalité.

Elisabeth Roudinesco : Ce qu’apportait Foucault, Derrida et toute cette pensée dite 68, c’était l’idée que l’on pouvait critiquer le système communiste par des théories de la subjectivité. Pour moi, elles permettaient au contraire de penser le tournant de la mondialisation, en cherchant une subjectivité qui ne soit pas complice de la domination de l’Etat. Et puis j’étais mondialiste, je ne pouvais pas ne pas être l’être puisque j’étais internationaliste. Le communisme avait apporté l’idée de mondialité avec la révolution. C’était la fin des frontières, de l’Etat nation… J’étais profondément européenne, c’est pour cela que l’idée d’eurocommunisme m’a séduite. L’échec était évident. Jusqu’à Mikhaïl Gorbatchev, j’ai vraiment espéré que les partis communistes allaient se transformer en partis socio-démocrates avec des débats très vifs sur la pensée.

Mais cette pensée 68 n’est-elle pas devenue à son tour nouvel académisme ?

Elisabeth Roudinesco : Plus une pensée est forte, plus elle produit de dogmes et plus il faut les critiquer. Derrida disait que la meilleure façon d’être fidèle à un héritage c’est d’y être infidèle. Je me sentais une infidèle permanente, je ne pouvais pas admettre qu’on me transmette des dogmes, comme ceux du lacanisme notamment. Quand une pensée est si forte, elle produit des épigones, des répétiteurs, des imitateurs, mais cela ne me dérangeait pas. Il fallait les critiquer à partir de cet héritage, mais en étant infidèle.

Prenons deux auteurs dont la postérité politique et universitaire est manifeste, Michel Foucault et Pierre Bourdieu. Leurs pensées sont encore fécondes ou conduisent-elles à des impasses ?

Marcel Gauchet : Le succès des concepts de « rhizome », de « machines désirantes », de « réseaux », de « micropouvoir » ou de « biopouvoir » est très compréhensible. Ces notions et les pensées qui les portent épousent parfaitement le mouvement de nos sociétés. Mais est-ce qu’elles permettent de le comprendre et de l’analyser ? Je ne le crois pas. La pensée foucaldienne fournit une traduction théorique efficace de la sensibilité libertaire qui est le fond de l’air de nos sociétés individualistes. Mais est-ce que les micro-pouvoirs et la gouvernementalité rendent compte de ce qui se passe dans nos sociétés ? Je pense que non.

La sociologie de Bourdieu est considérable et solidement articulée, mais tout aussi peu en prise sur le fonctionnement effectif de notre monde. Sur le cas de l’école par exemple, sa philosophie de la reproduction propose une vision de la domination et de son incorporation au travers d’habitus qui passe à côté du rôle de l’école dans nos sociétés et des problèmes aigus que cette institution rencontre dans le contexte actuel. Le rôle de l’école se réduit-il à la reproduction ? Il y a lieu d’en douter. Ce n’est pas un débat académique : cette critique a fait des dégâts terribles.

Les Héritiers présentait un certain type de culture littéraire comme l’instrument d’une connivence de classe. Pour une fois, la critique a été entendue. Elle a conduit à la mise au pouvoir des mathématiques comme un instrument légitime de classement des esprits. Parce que les mathématiques font appel à la simple logique du raisonnement, elles sont supposées être neutres socialement et n’impliquer aucune connivence culturelle de classe. L’expérience nous a montré exactement le contraire. Les mathématiques sont un instrument de sélection sociale encore plus impitoyable que la culture humaniste. Les problèmes qu’affronte le système scolaire aujourd’hui sont essentiellement le fruit de l’individualisation de la société, celle des familles et celle des élèves, phénomène devant lequel la théorie de Bourdieu nous laisse désarmés. Bref, on est devant une grille d’analyse inopérante. Elle a eu des vertus, mais quand elle devient une manière de dogme, c’est un désastre et il faut reprendre les choses sur de nouvelles bases.

Elisabeth Roudinesco : J’aimais bien chez Pierre Bourdieu la contradiction permanente entre ce qu’il disait et ce qu’il était. Il avait des problèmes avec son origine sociale et la psychanalyse. Reconnaissons tout de même qu’il redécouvrait la « misère du monde », à l’heure où plus personne n’essayait de comprendre le peuple, au moment où une contre-révolution intellectuelle se produisait. En revanche, il n’a pas pensé les questions sociétales en termes d individualités ou de subjectivité, cela ne l’intéressait pas, alors que Foucault et Derrida s’en sont fortement préoccupés. Ma génération a été saisie par les questions d’émancipation individuelle, c’est notamment pour cela que la question de l’homosexualité était capitale. Elle permettait de penser la famille et ses évolutions. Les revendications individualistes me paraissaient être l’aboutissement de la théorie de la subjectivité, telle que Sigmund Freud l’avait apporté. La politique prenait la forme de l’émancipation individuelle. Il est évident que le féminisme s’effondrait parce qu’il devenait trop dogmatique, tout comme la majorité des idéaux des émancipations. Mais le droit des minorités était et demeure un combat.

Assistons-nous à un contre-mouvement de mai 68 dans la France contemporaine, notamment incarnée par la Manif pour tous ?

Elisabeth Roudinesco : On assiste à un mouvement de droitisation radicale. Avec la montée du populisme, le peuple va aujourd’hui davantage vers Marine Le Pen que vers l’extrême gauche. Quand aux manifestations de la Manif pour tous, elles ne ressemblent en rien à mai 68, elles ne reprennent en rien l’esthétisme de mai 68. Il y avait quelque chose d’extrêmement festif et d’esthétique dans les manifestations de mai 68, il a eu de grandes beautés de langage, que je n’ai absolument pas retrouvées dans la Manif pour tous avec ces espèces de monarchistes aux slogans ridicules, homophobes et parfois racistes. Je n’avais jamais vu auparavant des enfants en bas âge dans des poussettes agiter des drapeaux lors des manifestations. Je me demande ce que vont penser ces enfants lorsqu’ils verront qu’ils ont été objet de telles manipulations.

Marcel Gauchet : Mai 68 est devenu à droite un repoussoir absurde qui cache aux gens qui en font une cible les véritables ressorts de l’immense transformation dans laquelle nous sommes tous pris et dont ils participent malgré eux. Le grand problème de la gauche, face à ces évolutions, est qu’elle n’en a aucune analyse qui tienne. Du coup, elle accompagne le mouvement sans le comprendre, tantôt complice, tantôt hostile, en essayant de remédier à ses effets les plus destructeurs du côté de son aile réformiste, ou en se réfugiant dans une protestation incantatoire du côté de son aile radicale. Elle n’a plus de projet de transformation sociale. Le choix, aujourd’hui, est entre une indignation impuissante et la reconstruction d’une grille de lecture de l’histoire en train de se faire en mesure de nous redonner une prise sur la conduite de nos sociétés.

Elisabeth Roudinesco: Attention à l’excès de lucidité critique. Je pense que l’indignation gronde et finira par mener à quelque chose. Bien sûr, cela peut aussi mener au pire, cela peut déboucher sur du fascisme ou du néopopulisme, mais cela ne doit pas nous conduire à l’inaction. Faire de l’histoire rend raisonnable. Mais cette petite flamme qui existe en moi depuis mai 68 demeure. Et quand un mouvement se déclenche, je pense qu’il faut être dans l’événement. On vit dans une époque de capitalisme fou avec pour seul horizon des chiffres. Il faut repolitiser la vie politique et arrêter de parler de l’économie tous les matins, ce n’est pas le seul déterminant. Je ne supporte pas le vocabulaire des experts qui s’est installé partout. Les grands moments peuvent revenir ce qui ne doit pas nous empêcher d agir quotidiennement.

Marcel Gauchet : Je suis sensible à cette imprévisibilité dont vous parlez, mais je pense qu’on peut se donner les moyens de l’accueillir. Pour avoir suivi de près les évolutions de la famille et la libération homosexuelle depuis Mai 68, par exemple, il me semble qu’on pouvait anticiper une demande de redéfinition juridique des rapports dont la nature avait complètement changé sur un plan privé. Nous ne sommes probablement pas au bout de ce mouvement. Ce que l’on tenait pour des invariants anthropologiques pourrait ne pas résister. On peut envisager que l’inceste soit remis en question dans nos sociétés comme tabou absolu. A partir du moment où vous défendez une pure philosophie des individus de droit, la reconnaissance mutuelle sous le signe de l’amour échappe à toute régulation sociale. Je ne dis pas que cela se produira, je dis que c’est dans la logique du mouvement actuel.

Je ne m’indigne pas contre l’indignation. J’en constate les limites et je ne crois pas au surgissement spontané des solutions. Nous devons nous donner les moyens intellectuels de comprendre le mouvement de nos sociétés. Sans quoi nous sommes condamnés à le subir. Nous avons au moins appris qu’il n’y a pas de grand soir à attendre.

Le président du Conseil européen, Donald Tusk, estime que l’atmosphère aujourd’hui est très similaire à 1968 en Europe. Partagez-vous cette impression ? Et pensez-vous qu’il y a  » trop de Rousseau et de Voltaire  » et  » pas assez de Montesquieu « , comme il le soutient dans le même entretien ?

E. R. L’intervention de Donald Tusk est très représentative de l’idéologie réactionnaire contemporaine pour laquelle Mai 68 fonctionne comme le signifiant majeur de toute forme de révolution et comme un épouvantail. Il mélange l’extrême droite et l’extrême gauche comme s’il s’agissait de deux positions identiques : erreur monumentale et très typique d’un certain esprit versaillais, d’une peur irrationnelle de la colère des peuples. Enfin, il oppose Montesquieu à Voltaire et Rousseau, ce qui est aussi un classique de la pensée manichéenne. En réalité, ce qui se passe aujourd’hui n’a rien a voir avec Mai 68, cette révolution paradoxale de la jeunesse et de la fin du communisme, qui mettait en cause de vieux carcans dans un climat festif et à une époque sans chômage ni crise économique. Aujourd’hui, c’est d’une crise économique et politique majeure qu’il s’agit, de cette misère des peuples que Hugo a si bien su décrire. Les peuples ne veulent pas d’une Europe purement technocratique qui les dépossède de leur souveraineté démocratique au nom de l’austérité. Il nous faut une vraie Europe politique et culturelle et la situation inextricable de la Grèce, berceau de la philosophie, est le symptôme de ce qui ne va pas en Europe et dans le monde entier, et c’est pourquoi on assiste à cet état de panique. On a donné aux Grecs le choix entre la peste d’une sortie de l’euro et le choléra d’une dette impossible à honorer et destinée à rembourser des dettes. Il faudrait d’ailleurs transposer au théâtre la fameuse nuit de Bruxelles durant laquelle on a fait plier Alexis Tsipras. Quelle terrible scène ! Personne ne croit à cet accord, pas même ceux qui l’ont signé. Et je suis assez d’accord sur ce point avec l’analyse de Dominique StraussKahn, qui réclame une Europe des Lumières avec pour référence Freud, Marx, Shakespeare, Spinoza, et bien d’autres. Et plutôt que d’opposer éternellement entre eux les philosophes des Lumières, ce qui est stérile, je répondrai que je les aime tous car ils ressemblent aux penseurs des années 1970 dont je me sens l’héritière. Je les aime en bloc, dans leurs controverses et leurs différences. On a besoin aujourd’hui de Voltaire, de son impertinence et de son culte de la liberté, de Montesquieu et de son sens admirable des lois universelles, de Rousseau et de son contrat social si magnifiquement écrit et son sens de la subjectivité souffrante. Et j’ajouterais Diderot pour son matérialisme et son amour de l’esprit encyclopédique, celui dont Freud se réclamait et qui devrait entrer au Panthéon.

M. G. Faut-il vraiment perdre son temps à commenter les déclarations, promises à un oubli rapide, de politiciens sans tête ? Puisque vous y tenez, appliquons le principe de charité et prenons au sérieux le fond des propos de M. Tusk, indépendamment de ses arrière-pensées tactiques. S’il y a un vague élément de ressemblance entre 1968 et aujourd’hui, il tient à la situation de la jeunesse, à l’époque en rupture avec un système social déphasé par rapport à ses aspirations, aujourd’hui maltraitée par un système économique qui la voue massivement au chômage, à une entrée dans la vie difficile et à un avenir plombé de tous les côtés. Pour le reste, on ne peut imaginer d’ambiances plus différentes sur les plans culturel, politique et social. Croissance, optimisme futuriste, espérances révolutionnaires, plus rien de tout cela n’est au rendez-vous. Quant à Voltaire, Rousseau et Montesquieu, ils me semblent manquer cruellement tous les trois. Nous aurions bien besoin de la plume d’un Voltaire pour fustiger comme il convient le catéchisme économique de nos élites et les abus de l’Ancien Régime bruxellois. Un Rousseau nous fait défaut pour théoriser rigoureusement ce que pourraient être idéalement aujourd’hui la souveraineté du peuple et la volonté générale. Quant à Montesquieu, M. Tusk devrait se demander ce qu’il penserait de la sagesse d’un système politique comme celui de l’Union européenne actuelle. Il y a lieu de douter qu’il y verrait une construction sensée.

Propos recueillis par Nicolas Truong.

Elisabeth Roudinesco est historienne, enseignante associée au département d’histoire de Paris VII-Diderot, chargée d’un séminaire d’histoire de la psychanalyse (ENS-GHSS). Elle a notamment publié « Philosophes dans la tourmente » (Fayard, 2005), « La Part obscure de nous-mêmes. Une histoire des pervers » (Albin Michel, 2007) ; « Histoire de la psychanalyse en France », t. 1 et 2 (1982-86) ; « Jacques Lacan.Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée » (1993) ; « Lacan envers et contre tout » (Seuil, 2011) et « Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre » (Seuil, 2014)

Marcel Gauchet est historien et philosophe, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, au Centre de recherches politiques Raymond Aron et rédacteur en chef de la revue Le Débat (Gallimard), qu’il a fondée avec Pierre Nora en 1980. Il a notamment publié La Condition historique (Stock, 2003) ; Que faire ? Dialogue sur le communisme, le capitalisme et l’avenir de la démocratie, avec Alain Badiou (Philo, 2014) ; L’Avènement de la démocratie, t. 1, La Révolution moderne, t. 2, La Crise du libéralisme (Gallimard, 2007) ; L’Avènement de la démocratie, t. 3, A l’épreuve des totalitarismes, 1914-1974 (Gallimard, 2010).

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